Affaire Shell : un frein à la lutte pour la baisse des émissions… mais des potentialités pour l’avenir
Le 12 novembre 2024, la Cour d’appel de La Haye a reconnu qu’une entreprise qui contribue de manière significative au dérèglement climatique (Shell en l’occurrence) a l’obligation de limiter les émissions de CO2. Elle n’en annule pas moins la décision du tribunal de première instance d’imposer à l’entreprise une réduction chiffrée car, entre autres arguments, le taux moyen de réduction de 45% d’ici 2030 est général et ne peut être spécifié pour chaque Carbon Majors.
Par Judith Rochfeld, Professeur de droit privé à l’École de droit de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Une entreprise pétrolière systémique a-t-elle une obligation de participer à la baisse des émissions de gaz à effet de serre ?
La Cour l’affirme en effet. Pour cela, elle énonce dans un premier temps que la protection « contre les changements climatiques dangereux doit être considérée comme un droit humain », sachant que la juridiction affirme d’emblée regarder le « problème climatique » comme le « plus important de notre époque » : il existe un « droit humain à la protection contre les changements climatiques dangereux ». Sa reconnaissance se fondesur les articles 2 et 8 de la CEDH ainsi que sur la jurisprudence européenne et mondiale admettant désormais, de façon récurrente, que les États ont une obligation de protéger ce droit (les juges citent notamment les décisions de la Cour suprême des Pays-Bas du 19 décembre 2020, Urgenda, et de la Cour EDH du 9 avril 2024, Verein Klimaseniorinnen Schweiz c. Suisse).
Ensuite, les juges admettent une horizontalisation indirecte de ce droit, au sens où ils considèrent que certaines personnes privées ont également le devoir de le protéger : « l’accent ne doit pas être mis exclusivement sur les États » ; les entreprises « dont les produits ont contribué à la création du problème climatique et qui ont le pouvoir de contribuer à le combattre sont obligées de le faire » (pt 7.26). Pour parvenir à identifier cette obligation, elle se fonde, d’un côté, sur l’existence d’une « norme sociale de diligence » (social standard of care), ainsi que, d’un autre côté et pour lui donner substance, sur les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme (section 2) — spécialement sur son principe 11 selon lequel les entreprises doivent respecter les droits humains —, ainsi que sur les Lignes directrices de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales pour une conduite responsable des entreprises, révisées en 2023 (elle cite aussi d’autres instruments de droit « souple »). La « norme sociale de diligence », ouverte, peut ainsi imposer d’autres obligations que celles précisées dans des textes.
Enfin, les juges déclinent les trois critères qui président au constat de la violation de cette norme de diligence : « la gravité de la menace d’un danger particulier », « la contribution à la création du danger » et « la capacité de contribuer à la lutte contre le danger ». En définitive, la Cour conclut que « les entreprises comme Shell, qui contribuent de manière significative au problème climatique et ont le pouvoir de contribuer à le combattre ont l’obligation de limiter les émissions de CO2 afin de contrer un changement climatique dangereux, même si cette obligation n’est pas explicitement prévue dans les réglementations » (pt 7.27). Sur ce point, elle ne remet pas en question la direction qu’avait prise le Tribunal de district de La Haye, le 26 mai 2021 (Milieudefensie v. Royal Dutch Shell PLC, n° C/09/571932/HAZA19-379, Énergie – Environnement – Infrastructures n° 11, Novembre 2021, comm. 86, F.-G. Trébulle ; D. 2021 p.1968, obs. A.-M. Ilcheva)
Shell est donc reconnue comme ayant cette obligation mais pourquoi, dans ce cas, n’est-elle pas tenue de réduire ces émissions de 45% comme le lui avait ordonné le tribunal ?
Le tribunal avait en effet enjoint la Royal Dutch Shell (elle a changé de nom depuis), en tant que société mère, de baisser de 45% ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030, en précisant qu’il s’agissait d’une obligation de résultat pour les « scopes » 1 et 2 (les émissions directes des installations détenues ou contrôlées par l’entreprise et les émissions indirectes des installations de tiers auprès de qui elle s’approvisionne en électricité et autres énergies) et de faire « ses meilleurs efforts » (best efforts) en ce qui concerne le « scope » 3 (celles indirectes des utilisateurs de ses produits). Or, la Cour d’appel marque son désaccord sur l’imposition d’un « taux absolu », chiffré, de réduction. Pour ce faire, et tout en précisant bien que les obligations posées par des textes peuvent ne pas être exhaustives et que la norme sociale de diligence peut imposer d’autres comportements, la Cour mène tout d’abord une analyse des quatre dispositifs de la législation européenne créant des obligations pour Shell de baisser ses émissions (dispositifs réformés, il faut le noter, depuis que le tribunal de première instance s’est prononcé) : les deux systèmes d’échange de droits d’émission (de quotas de gaz à effet de serre) ; le « reporting » imposé par la directive CSRD (la Cour admettant néanmoins que celui-ci ne pose pas en lui-même une « obligation directe de réduction », pt. 7.41) ; la directive CR3D qui obligera l’entreprise à rédiger un « plan de transition climatique cohérent avec l’Accord de Paris » (mais qui, à nouveau, « ne doit pas nécessairement inclure un engagement de réduction absolu », pt 7.46). La Cour en conclut que l’Union européenne s’est dotée d’un « ensemble de mesures cohérentes » qui ciblent « particulièrement les grandes entreprises à forte émission », pour parvenir à la baisse que l’Union s’est fixée, soit 55% d’ici 2030 (pt. 7.50). Mais, dans ce dispositif, chaque entreprise systémique ne se voit pas tenue à un « taux de réduction absolu fixé par l’Union européenne ».
La Cour se demande alors si le taux de réduction chiffré pourrait découler d’un consensus mondial et, par-là, composer une « norme juridique » de comportement. Dans cette entreprise, elle distingue les « scopes » 1 et 2 du « scope » 3 (pts 7.64 et s.). Pour les premiers, elles estiment que la politique d’ores et déjà mise en place par l’entreprise a abouti à une réduction de 31% par rapport à 2016 et que rien n’indique, dans les documents de Shell, une probabilité que la société n’atteigne pas une réduction de 45% en 2030 (l’entreprise se fixe 50%). En ce sens, elle rejette l’argument selon lequel il y aurait d’ores et déjà une « violation imminente d’une obligation légale », condition que la Cour fixe à une ordonnance en injonction de réduction. Elle remet donc en question la décision de première instance sur ce point. Pour le scope 3, elle approfondit ses analyses et étudie minutieusement les sources scientifiques établissant le taux de 45% (mais également de 35% ou 25% allégués subsidiairement), soit les rapports du GIEC et de l’Agence internationale de l’énergie, ainsi que les « bonnes pratiques » des entreprises. Elle admet alors un consensus sur cette nécessaire réduction générale de 45%. Mais elle réfute sa possible déclinaison au cas particulier d’un groupe de sociétés, en tant que « norme juridique » : il n’existerait aucun consensus sur le mode de répartition des efforts entre les entreprises pour parvenir à cette réduction ; celle-ci concerne tous les gaz à effet de serre et pas seulement les émissions de CO2, gaz dont les effets sont à différencier ; il faudrait distinguer entre les entreprises qui distribuent du charbon, plus nocif pour le climat, et les autres qui, en continuant d’alimenter une demande en gaz et pétrole, seraient moins nocives climatiquement pour la Cour, voire permettrait une substitution au charbon. Elle ajoute qu’il n’existe pas plus de règle spécifique pour la combustion des pétrole et gaz en particulier (pt 7.91).
En définitive, pour les juges d’appel, ce taux absolu moyen ne tiendrait pas compte des spécificités de chacune des Carbon majors et serait « fluctuant ». Elle en refuse en conséquence l’application à une entité en particulier.
Que faut-il finalement retenir de la décision et peut-elle avoir une influence en droit français ?
La décision est en demi-teinte. Certes, c’est une défaite pour la cause climatique (problème pourtant bien identifié dans la décision comme le « plus important de notre époque » et pour la résolution duquel chaque décision et étape comptent) ainsi qu’un succès pour l’entreprise, qui s’en est d’ailleurs réjouie immédiatement : elle n’est plus visée par une injonction de réduction chiffrée de ses émissions.
Pour autant et d’une part, une obligation de réduire les émissions pèse bien, à l’instar des États, sur les sociétés systémiques du domaine. Celle-ci ne manquera pas de se diffuser rapidement, notamment en droit français, tant est forte l’influence des décisions climatiques étrangères : en ce domaine, il se produit un puissant dialogue des juges et une circulation accélérée des décisions (étant donné l’urgence et la vague de procès). Le jugement du tribunal de district de La Haye avait d’ailleurs fait grand bruit et avait déjà été brandi au soutien de divers autres contentieux (par exemple celui concernant TotalEnergies, en inaction climatique, fondé sur le devoir de vigilance de la loi du 27 mars 2017) ; la décision de la Cour suprême des Pays-Bas, du 20 décembre 2019 (n° 19/00135, D. 2020. 1012, obs. V. Monteillet et G. Leray), avait marqué un tournant en admettant pour la première fois d’enjoindre à un État de se conformer à une trajectoire de réduction compatible avec ses engagements internationaux et internes, ainsi qu’avec le respect des droits humains, contrôle que beaucoup d’autres juridictions ont mené par la suite (dont le Conseil d’État). Cette obligation pourra d’autant plus se diffuser en France que la « norme sociale de diligence » se fonde sur un article du Code civil néerlandais — 6 :162 —, proche de notre règle ouverte de droit de la responsabilité civile (article 1240).
D’autre part, il faut souligner un passage de la décision, relatif aux nouveaux investissements. Les jugent y estiment qu’« Il est raisonnable de s’attendre à ce que les sociétés pétrolières et gazières tiennent également compte des conséquences négatives d’une nouvelle expansion de l’offre de combustibles fossiles pour la transition énergétique lorsqu’elles investissent dans la production de combustibles fossiles », notamment parce que cette offre alimentera une demande. La Cour énonce encore plus précisément à cet égard que « Les investissements prévus par Shell dans de nouveaux gisements de pétrole et de gaz pourraient être en contradiction » avec une trajectoire conforme. Mais, s’estimant uniquement saisie sur l’existence d’une obligation de Shell « de réduire ses émissions des « scopes » 1, 2 et 3 de 45%, 35% ou 25% » et non de la pertinence de nouveaux investissements, elle ne donne aucun effet à ce constat… Avis donc à ceux qui voudraient saisir une juridiction sur ce fondement ou aux entreprises qui poursuivent ce type d’investissements.
Enfin, on s’étonnera d’une dissonance importante de la décision, notamment au regard de celles qui concernent les États. On retrouve le même contrôle de conformité de trajectoire que celui qui s’applique à ces derniers et, sauf à remettre en question les chiffres fournis par l’entreprise et censés refléter la trajectoire de Shell pour les « scopes » 1 et 2 (-31% actuellement et -50% atteignables en 2030), la conclusion ici livrée par les juges néerlandais prend la tournure de ce que les juridictions apprécient pour les États (néanmoins, pour ces derniers des objectifs chiffrés sont parfois fixés dans leur droit). Cependant, les constats relatifs au « scope » 3 étonnent et représentent à notre sens la faille de la décision : outre la hiérarchie introduite entre les combustions qui légitimerait la poursuite de celle du pétrole et du gaz (supra), la Cour estime que saisir uniquement Shell n’aurait aucune efficacité car d’autres intermédiaires et fournisseurs prendraient sa place (pt 7.106). Or, ni la Cour suprême des Pays-Bas dans l’affaire Urgenda, ni la Cour EDH à l’égard de la Suisse, le 9 avril 2024, n’ont admis que la faible efficacité immédiate d’une mesure prononcée à l’égard d’un État peu émetteur — les Pays-Bas et la Suisse donc — puisse être considérée comme un argument pour abaisser les exigences à leur appliquer ; à l’inverse, elles ont diffusé la position éthique selon laquelle chacun, dans sa situation, devait faire sa part des efforts (Urgenda)… Et l’efficacité a suivi : le « signal » livré par ses décisions — par la première particulièrement — a emporté des effets considérables, nombre de juridictions s’engouffrant dans ce sillage pour statuer dans le même sens et construire par-là le résultat international attendu. C’est que, dans le domaine de la justice climatique, la dimension globale se construit sur cet effet de diffusion ; il compose même l’originalité de cette construction « bottom-up » d’un droit quasi-international. En refusant de le considérer, la Cour d’appel a minimisé la puissance potentielle de sa décision, sans que l’on sache très bien si elle en a eu peur ou n’y a tout simplement pas cru…