Par Stéphane Detraz, Maître de conférences, Université Paris-Saclay, faculté Jean Monnet

Quelles sont les conséquences de l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité ?

En principe, une condamnation pénale ne produit effet qu’une fois devenue irrévocable (« définitive »), c’est-à-dire lorsqu’il n’est plus possible d’exercer à son encontre une voie de recours (C. proc. pén., art. 708). Il en résulte notamment qu’une personne qui interjette appel de sa condamnation n’a pas d’ores et déjà à subir les peines qui ont été prononcées à son encontre : l’appel est « suspensif » (C. proc. pén., art. 506). Cependant, la loi permet de déroger à cette règle favorable à propos de certaines sanctions, en autorisant ainsi la juridiction qui prononce la condamnation à ordonner, si elle le souhaite, l’« exécution provisoire » de telle ou telle de ces sanctions (C. proc. pén., art. 471, al. 4). Parmi ces peines susceptibles d’être exécutoires par provision figure la peine d’inéligibilité (C. pén., art. 131-26, 2°).

Or, lorsqu’une personne est condamnée à la peine d’inéligibilité, alors qu’elle exerce déjà un mandat de conseiller municipal, départemental ou régional, elle doit être déclarée « démissionnaire d’office » par le préfet, ce qui met fin à ses fonctions (C. élect., art. L. 205, L. 230, L. 236 et L. 341). Interprétant ces dispositions, le Conseil d’État a jugé que la démission d’office peut être déclarée soit lorsque la peine d’inéligibilité est devenue définitive, soit lorsque l’exécution provisoire en a été ordonnée (CE, 3 oct. 2018, n° 419049). L’exécution provisoire conduit par conséquent immédiatement à la démission d’office de l’élu (CE, 20 déc. 2019, n° 432078). C’est précisément cette solution rigoureuse que le Conseil d’État lui-même a soumis à l’appréciation du Conseil constitutionnel, par la voie d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les articles L. 230 et L. 236 du Code électoral, relatifs aux conseillers municipaux (CE, 27 déc. 2024, n° 498271).

Il se trouve que, de son côté, le Conseil constitutionnel retient la solution inverse en ce qui concerne le mandat de parlementaire, dont la déchéance s’impose en cas de condamnation à une peine d’inéligibilité (C. élect., art. LO.136 et L. 2). Selon lui, l’exécution provisoire de cette peine n’a pas pour conséquence de mettre fin audit mandat : il faut pour cela attendre que la condamnation devienne définitive (Cons. const., 16 juin 2022, n° 2022-27 D ; Cons. const., 22 oct. 2009, n° 2009-21S D).

Quels sont les dangers de l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité ?

L’exécution provisoire présente deux séries de défauts. En premier lieu, elle consiste à soumettre immédiatement le condamné aux peines prononcées contre lui et aux conséquences qui en découlent, alors que, si une voie de recours est exercée (appel, pourvoi en cassation), il se peut que la juridiction supérieure invalide la condamnation, et qu’in fine l’intéressé soit libéré de la peine en question … qu’il aura donc exécutée ou commencé à exécuter pour rien. En ce qui concerne spécifiquement la peine d’inéligibilité, son exécution provisoire peut produire des effets tangibles et irréparables même dans le cas où le condamné n’exerce pas d’ores et déjà un mandat électif : elle peut en effet l’empêcher de se présenter à une élection.

En second lieu, l’exécution provisoire est décidée souverainement par la juridiction pénale qui prononce la condamnation, sans qu’il soit possible d’en contester le bien-fondé devant un juge supérieur même, donc, en cas d’appel ou de pourvoi en cassation dirigés contre la décision de condamnation.

Malgré ces inconvénients, la Cour de cassation a déjà jugé que l’exécution provisoire n’est contraire ni aux droits et libertés garantis par la Constitution (Cass. crim., 4 avr. 2018, n° 17-84.577 QPC ; Cass. crim., 21 sept. 2022, n° 22-82.377 QPC ; Cass. crim., 23 août 2017, n° 17-80459 QPC), ni à la présomption d’innocence garantie par l’article 6, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme (Cass. crim., 8 oct. 1997, n° 96-86350). Toutefois, plus récemment, elle a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité portant sur un texte qui permettait d’ordonner l’exécution provisoire d’une mesure de remise en état en matière d’infractions d’urbanisme, au motif que la personne condamnée à cette mesure n’a pas la possibilité de « solliciter la suspension de cette exécution provisoire » (Cass. crim, 22 mai 2024, n° 24-81.666 QPC). Mais le Conseil constitutionnel a rejeté le grief, en indiquant simplement que le juge doit s’assurer, au terme du débat contradictoire qui se tient devant lui, que le prononcé de l’exécution provisoire « est nécessaire au regard des circonstances de l’espèce » (Cons. const., 10 juill. 2024, n° 2024-1099 QPC).

De son côté, le Conseil d’État a renvoyé au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité portant sur les articles L. 230 et L. 236 du Code électoral, au motif de son caractère sérieux. Mais il n’a guère fourni d’explication à ce renvoi, se bornant à douter de la « nécessité » qu’il y aurait à priver un élu de son éligibilité sur le fondement d’une condamnation non définitive assortie de l’exécution provisoire.

Qu’a décidé le Conseil constitutionnel au sujet de l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité ?

Dans sa décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a jugé que les articles L. 230, 1°, et L. 236 du Code électoral, combinés, sont conformes à la Constitution, aux motifs notamment qu’ils permettent de garantir l’effectivité de la décision ordonnant l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité et que cette décision est elle-même mûrement arrêtée par le juge. Il émet toutefois une réserve à ce sujet (qui n’est pas nouvelle) : « il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». Cette « liberté de l’électeur » est celle de ne pas être anormalement privé, sur le plan politique, d’un candidat potentiel, dont la culpabilité n’a pas été définitivement établie. Par ailleurs, le Conseil précise que la différence de traitement, susmentionnée, qui défavorise les conseils municipaux par rapport aux parlementaires n’est pas contraire au principe d’égalité devant la loi, car ces deux catégories d’élus sont placées dans des situations différentes : seuls les parlementaires « participent à l’exercice de la souveraineté nationale […] votent la loi et contrôlent l’activité du Gouvernement ».

Cette décision n’est pas de nature à affecter directement le sort de Marine Le Pen, contre qui le ministère public a requis la peine d’inéligibilité avec exécution provisoire pour des faits de détournement de biens publics (le jugement du tribunal correctionnel est attendu pour le 31 mars 2025). En effet, l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité n’est pas remise en cause par le Conseil constitutionnel et, ainsi qu’il a été dit, n’influe pas de toute façon sur l’exercice en cours d’un mandat de député.

En revanche, la réserve précitée, qui oblige à préserver dans une juste mesure la « liberté de l’électeur », est éventuellement de nature à profiter à Marine le Pen. En effet, si celle-ci devait être condamnée à la peine d’inéligibilité avec exécution provisoire, elle ne pourrait vraisemblablement pas se présenter à l’élection du Président de la République, privant ainsi son électorat potentiel de la possibilité de voter en sa faveur : le juge pénal doit en être conscient. Toutefois, ce point-là n’est pas lui-même certain : en effet, le Conseil constitutionnel n’a encore jamais eu l’occasion de dire si oui ou non l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité empêche véritablement de prétendre aux plus hautes fonctions de l’État, et donc de « participe[r] à l’exercice de la souveraineté nationale ».

Retrouvez le dossier du Club des juristes relatif au procès des assistants parlementaires du RN ici.