Par Jean-Marie Brigant, Maître de conférences en droit privé à Le Mans Université, Membre du Themis-Um

Pour quels motifs seront jugés les vingt-sept membres du Rassemblement national devant le tribunal correctionnel ?

Quelques mois après l’affaire du Modem, trois séries de qualifications pénales seront au cœur du procès des « assistants des eurodéputés du RN ».

C’est tout d’abord onze anciens parlementaires européens de l’ancien FN (devenu depuis le RN) qui vont être jugés pour détournements de fonds publics pour des faits commis entre 2004 et 2016. Pour retenir le délit prévu à l’article 432-15 du Code pénal, il conviendra au tribunal de démontrer pour chacun des mis en cause qu’il y a bien eu un usage abusif des fonds publics à des fins étrangères à leur affectation. En clair, les juges devront répondre à la question suivante : les rémunérations versées aux assistants parlementaires européens ont-elles servi à payer l’activité directement liée à l’exercice du mandat parlementaire des députés ou bien celle du seul parti politique ? Si dans la première situation, les faits ne sont pas répréhensibles, dans la seconde hypothèse, l’infraction pourrait être caractérisée.

S’ajoutent ensuite les chefs de « complicité, par instructions, de détournement de fonds publics » pour Jean-Marie Le Pen et Marine Le Pen, dirigeants du parti politique à l’époque. A titre de comparaison, François Bayrou a été relaxé par le tribunal « au bénéfice du doute » : en raison de l’absence de preuve (documents, témoignages) de demande ou d’instruction d’employer fictivement des assistants parlementaires (il convient de préciser au passage que le Parquet a interjeté appel de cette relaxe, estimant les preuves suffisantes). Cette difficulté probatoire concernant la connaissance par les Le Pen de l’utilisation de ces contrats d’assistants parlementaires au bénéfice du seul parti politique risque également de se poser dans le procès qui s’ouvre le 30 septembre prochain. Même s’il est vrai que dans son réquisitoire, le Parquet avait déjà relevé que « les situations considérées n’avaient rien d’accidentel ni de ponctuel. (…) les détournements (…) se sont inscrits dans le cadre d’une gestion pilotée par les dirigeants successifs du FN et peu à peu structurée en véritable système centralisé, [alors que le parti était] en grande difficulté financière ». Comme pour François Bayrou, la question d’une éventuelle complicité par abstention de la part de ces deux dirigeants du RN pourrait également être abordée. N’avaient-ils pas l’obligation en raison de leurs fonctions de dirigeants de mettre fin aux contrats d’assistants parlementaires donnant lieu à des détournements de fonds publics au préjudice du Parlement européen ? Dans les statuts du RN, il est indiqué que le Président du parti, qui constitue l’un des organes exécutifs, « procède au recrutement des employés de l’association » (Statuts du RN, art. 10). A nouveau, la réponse à cette question supposera de démontrer que Jean-Marie Le Pen puis Marine Le Pen savaient que les contrats d’assistance parlementaire n’avaient pas été exécutés conformément à leur finalité. Pour François Bayrou, le tribunal correctionnel a effectivement considéré qu’il avait bien l’obligation et le pouvoir, en qualité de Président de l’UDF et du MODEM, de faire cesser tout agissement délictueux dont il avait la connaissance. Néanmoins, ce grief de complicité par abstention a justement été écarté pour ce dernier en raison de l’absence de preuve d’une telle connaissance de ces détournements.

Par ailleurs, les assistants parlementaires seront également jugés pour « complicité et de recel de détournements de fonds publics » (C. pén. 321-1), tout comme le RN en tant que personne morale, ce qui supposera de faire la démonstration que les infractions ont été commises par leurs organes ou représentants (C. pén., 121-2). De tels qualifications ont été retenues par le tribunal à l’encontre des dirigeants de l’UDF et du MODEM et de ces partis politiques eux-mêmes en raison des agissements des trésoriers à leur profit. Par ailleurs, deux prestataires du FN et son ancien trésorier seront jugés pour « complicité de détournement de fonds publics » en raison de l’aide et de l’assistance apportées dans la conclusion des contrats d’assistants parlementaires.

En cas de condamnation, à quelles peines faut-il s’attendre ?

En théorie, les peines encourues pour détournement de fonds publics sont assez élevées puisqu’elles atteignent dix ans d’emprisonnement et une amende à hauteur de 150 000 euros pour les faits commis jusqu’en 2013 et de 1 millions d’euros pour ceux postérieurs à cette même date (le montant pouvant même être porté au double du produit de l’infraction).

A titre de comparaison, les condamnations prononcées dans l’affaire des assistants parlementaires de l’UDF et du MODEM ont été relativement modestes pour les personnes physiques comme l’a indiqué le Professeur Didier Rebut : « Les peines d’emprisonnement varient de 10 mois à 18 mois et ont toutes été assorties du sursis. Les peines d’amende ont été fixées entre 10 000 et 50 000 € sans sursis » (Club des juristes, 9 févr. 2024). Il en va de même pour les peines prononcées contre les deux partis politiques : des amendes respectivement fixés à 150 000 et 350 000 euros, toutes deux assorties d’un sursis de 50 000 euros.

Si l’existence et la réparation du préjudice sont indifférentes pour retenir le délit de détournement de fonds publics, elles sont souvent prises en compte au stade de la répression au titre de l’individualisation des peines. Dans l’affaire du MODEM, le préjudice du Parlement européen avait été chiffré à 293 000 euros, dont 88 000 euros déjà remboursés lors de la saisine du tribunal. Pour l’affaire des assistants du RN, le préjudice avancé est plus important … le Parlement européen, partie civile, l’ayant évalué en 2018 à 6,8 millions d’euros pour les années 2009 à 2017. Toutefois, l’ex-présidente du RN a déjà accepté de verser près de 330.000 euros au Parlement européen pour rembourser l’emploi indû de deux assistants parlementaires.

Faut-il craindre le prononcé d’une peine d’inéligibilité à l’encontre de Mme Le Pen ?

En cas de condamnation pour détournement de fonds publics, l’inéligibilité est effectivement une possibilité à envisager. Il s’agit là d’une peine complémentaire offerte par le Code pénal (C.pén., art. 432-17, 1°). D’une durée de cinq ans, cette privation des droits civiques pourrait même attendre dix ans s’agissant de personnes exerçant un mandat électif public au moment des faits (C. pén., art. 131-26-1 – L. n° 2013-907 du 11 oct. 2013). Le prononcé de cette peine complémentaire d’inéligibilité est même devenu obligatoire à l’encontre de toute personne coupable des délits prévus aux articles 432-10 à 432-15 du Code pénal, depuis la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016. Par la suite, cette peine complémentaire obligatoire a même été généralisée par la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique (C. pén., art. 131-26-2). Toutefois, les faits en cause sont a priori antérieurs à ces réformes menées en 2016 et 2017 qui constituent des lois pénales plus sévères qui ne peuvent rétroagir. Il ne pourra donc s’agir pour Marine Le Pen que d’une peine complémentaire facultative d’inéligibilité d’une durée maximale de dix ans qui devra être motivée au regard de la gravité des faits, de sa personnalité et de sa situation personnelle (Cass. crim., 1er févr. 2017, n° 15-84.511), à la différence de la peine obligatoire qui échappe à une telle exigence (CPP, art. 485-1). A partir de là, il convient de distinguer trois hypothèses.

Dans la première hypothèse, la présidente du RN est condamnée, comme dans l’affaire des assistants parlementaires de l’UDF et du MODEM, à une peine d’inéligibilité « avec sursis » dont le prononcé ne constituera nullement un obstacle pour une possible candidature à l’élection présidentielle de 2027.

La deuxième hypothèse concerne le prononcé d’une peine d’inéligibilité ferme (sans aucun sursis) qui serait de nature à entraver plus sérieusement une telle démarche électorale. Cependant, selon la règle de principe, les décisions pénales ne peuvent être exécutées que lorsqu’elles sont devenues définitives, c’est-à-dire lorsque les délais de recours sont expirés (CPP, art. 708). L’exercice d’un appel puis d’un pourvoi en cassation sont suspensifs d’exécution, ce qui repoussera le risque d’inéligibilité dans cette affaire.

Dans la dernière hypothèse, Marine Le Pen est condamnée à une privation des droits civiques mais qui est assortie d’une exécution provisoire comme le permet l’article 471 du Code de procédure pénale. En effet, « les sanctions pénales prononcées en application des articles 131-4-1 à 131-11 et 132-25 à 132-70 du code pénal peuvent être déclarées exécutoires par provision » (CPP, art. 471, al. 4). Si cette faculté pour le juge pénal d’ordonner l’exécution provisoire doit répondre à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive, elle n’est pas soumise à l’obligation de motivation, en l’absence de disposition légale (Cass. crim., 28 juin 2023, n° 21-87.417). Une telle mesure d’exécution provisoire produira immédiatement son effet privatif, alors même que la voie de l’appel serait encore ouverte pour Marine Le Pen.

En cas de condamnation pénale, est-il possible pour Marine Le Pen de retrouver son éligibilité ?

Toute condamnation par le tribunal correctionnel à une peine complémentaire d’inéligibilité pour Marine Le Pen pourrait tout d’abord faire l’objet d’un recours devant la cour d’appel ou la Cour de cassation.

Ensuite, comme toute personne frappée d’une interdiction prononcée dans le jugement de condamnation à titre de peine complémentaire, elle pourrait également demander au tribunal correctionnel de la relever, en tout ou partie, y compris en ce qui concerne la durée, de cette inéligibilité (C. pén., 132-21 ; CPP, art. 702). Cette demande de relèvement ne pourrait être portée devant la juridiction compétente qu’à l’issue d’un délai de six mois après la décision initiale de condamnation. En cas de refus opposé à cette première demande, une autre demande ne pourra être présentée que six mois après cette décision de refus. Il en ira de même des éventuelles demandes ultérieures. La succession d’éventuels refus de relèvement et de ces délais pourrait alors contrecarrer une possible candidature à l’élection présidentielle.

Enfin, le fait que tribunal correctionnel compétent serait celui ayant prononcé la condamnation pourrait être perçue par l’intéressée comme un signe de partialité. Or sur ce point, la jurisprudence considère de longue date que la juridiction en matière de relèvement peut être composée des mêmes magistrats sans que cela ne heurte l’exigence d’impartialité prévue par l’article 6 de la Conv. EDH (Cass. crim. 15 juin 1994, no 93-93.847). Une telle solution s’explique par le fait que l’objectif n’est pas ici de décider du bien-fondé d’une accusation en matière pénale mais seulement de trancher un incident d’exécution (Cass. crim. 9 janv. 2002, no 01-80.397).