Loi anti-LGBT en Hongrie : le droit peut-il protéger les valeurs de l’Union européenne ?
Dans des conclusions rendues le 5 juin 2025, l’avocate générale auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) s’est prononcée en faveur de la condamnation de la Hongrie pour violation des valeurs de l’Union du fait de l’adoption d’une loi restreignant les contenus LGBTIQ+ dans le but de protéger les mineurs.
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Par Gaëlle Marti, Chaire Jean Monnet, Professeure de droit public, directrice du Centre d’Études Européennes, Université Jean Moulin Lyon 3.
Dérives illibérales en Hongrie : de quoi parle-t-on ?
Les conclusions de l’avocate générale Ćapeta ont été rendues dans le cadre d’un recours en manquement introduit en juillet 2021 devant la CJUE par la Commission européenne en vue de faire condamner la Hongrie du fait de l’adoption d’une loi visant à interdire ou restreindre l’accès des mineurs aux « contenus représentant ou promouvant les identités de genre ne correspondant pas au sexe à la naissance, le changement de sexe et l’homosexualité » (ci-après, les contenus LGBTIQ+).
Cette affaire s’inscrit plus largement dans le contexte de dérive illibérale qui caractérise la Hongrie depuis l’arrivée au pouvoir de Viktor Orbán en 2010. Depuis cette date, la majorité en place n’a eu de cesse de porter atteinte à l’État de droit, en réduisant l’indépendance du pouvoir judiciaire, des médias et des universités et en restreignant les droits et libertés, conduisant le Parlement européen en 2022 à estimer que la Hongrie de Viktor Orban n’était plus une véritable démocratie, mais un « régime hybride d’autocratie électorale ». Les réactions des institutions européennes se sont faites attendre. Alors que le Parlement avait proposé, dès 2018, de mettre en œuvre la procédure de sanction pour « risque de violation grave des valeurs européennes » (article 7 du TUE), sanction pouvant en principe aller jusqu’à priver le pays de son droit de vote au Conseil des ministres, cette proposition n’a pas été suivie d’effets, et il a fallu attendre 2022 pour que la Commission déclenche la procédure permettant de suspendre le versement de fonds européens en cas de violations de l’État de droit.
L’affaire introduite devant la CJUE s’inscrit dans cette tentative de contraindre la Hongrie à respecter le droit de l’Union et les valeurs sur lesquelles il est fondé. Selon la Commission européenne, la Hongrie a en effet violé plusieurs dispositions de droit de l’Union européenne dont plusieurs articles de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après, la Charte) mais aussi l’article 2 du traité sur l’Union européenne (TUE) qui énonce les valeurs de l’Union. L’avocate générale Tamara Ćapeta, dans ses conclusions rendues le 5 juin dernier, a abondé en ce sens. Ses conclusions ne lient toutefois pas les juges de la Cour de justice de l’Union européenne, qui doivent maintenant délibérer dans cette affaire.
Un État membre peut-il être condamné pour la violation de l’article 2 TUE qui énumère les « valeurs » de l’Union ?
Plus précisément, le caractère ouvert et indéterminé des valeurs peut-il être tranché par un juge ? Celles-ci sont-elles justiciables ? L’avocate générale, dans ses conclusions, répond positivement à cette question inédite. Selon elle, l’article 2 du TUE qui énumère les valeurs de l’Union (dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, État de droit, et respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités) constitue un motif de manquement sanctionnable par la Cour, même s’il ne peut être appliqué qu’à titre exceptionnel.
Les raisons sont multiples. Tout d’abord, parce que l’article 2 TUE exprime le choix des États fondateurs quant au type de « bonne société » qu’ils se sont engagés à créer, et relève ainsi de l’identité constitutionnelle de l’Union. Ensuite, parce que le respect des valeurs de l’Union par les États membres est une condition essentielle du fonctionnement de l’Union, dont la plupart des réalisations (du marché intérieur au mandat d’arrêt européen en passant par le système de gestion des demandes d’asile) sont fondées sur la confiance mutuelle dans le respect des valeurs fondatrices de l’Union. Enfin, parce que le caractère contraignant des valeurs de l’Union est le pendant de l’article 49 du TUE relatif aux conditions d’adhésion. Dès lors que les États qui souhaitent adhérer à l’Union doivent exprimer leur engagement à respecter et promouvoir les valeurs exprimées à l’article 2 TUE – qui, comme la Cour l’a déjà jugé, contiennent des obligations juridiquement contraignantes – il en découle qu’ils sont tenus, par la suite, à une obligation de non-régression déjà explicitée par la jurisprudence.
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Va-t-on assister, comme certains le disent, à une « tyrannie des valeurs » dans l’Union ?
Cet argument est régulièrement brandi par les opposants à la reconnaissance de la justiciabilité de l’article 2 TUE.
En réponse, l’avocate générale propose de ne mobiliser l’article 2 TUE que lorsqu’un État membre franchit la « ligne rouge ». Cela ne serait pas le cas lorsque sont en cause des désaccords quant au contenu des droits fondamentaux ou quant à la mise en balance de deux ou plusieurs droits fondamentaux. Toutefois, en l’espèce, l’infraction à l’article 2 TUE serait bien constituée dès lors que c’est la négation du droit à l’égalité et à la dignité des personnes LGBTI – et non une simple divergence de vues – qui est à l’origine de toutes les autres violations (à savoir, la violation non justifiée de l’interdiction des discriminations fondées sur le sexe (article 21 de la Charte), du droit au respect de la vie privée et familiale (article 7), de la liberté d’expression et d’information (article 11) et du droit à la dignité humaine (article 1er)).
Si la Cour devait confirmer le raisonnement de l’avocate générale quant à la justiciabilité et la violation de l’article 2 TUE, cela ajouterait incontestablement une dimension symbolique à l’arrêt. Cela pourrait se répercuter, par la suite, sur le montant de la sanction financière qui pourrait être décidé, en cas de perpétuation du manquement, à l’occasion d’un second arrêt (en manquement sur manquement). Surtout, un tel arrêt ne manquerait pas d’envoyer un signal fort aux autres États membres qui seraient tentés d’emprunter le chemin de l’illibéralisme.