Par Vincent Tchen, Professeur de droit public à l’Université de Rouen

Que contient la proposition de loi ?

En prélude, on signalera que la proposition se concentre sur le régime du mariage, non sur ses effets pour un étranger qui contracte une union avec un ressortissant étranger et qui bénéficie, sous certaines réserves, d’un accès privilégié à la nationalité française après quatre ans de vie commune (C. civ., art. 21-2) et d’un droit de séjour (CESEDA, art. L. 423-1 et suiv.). On peut s’en étonner au sens où les porteurs du texte estiment que cette attractivité du mariage au regard des perspectives de séjour en France est aux racines des fraudes. La proposition ne modifie par ailleurs pas le régime applicable aux mariages célébrés à l’étranger.

La proposition de loi réforme le régime du mariage impliquant des ressortissants étrangers sur trois points.

Elle modifie tout d’abord l’article 63 du code civil pour imposer aux futurs époux de nationalité étrangère de fournir à l’officier d’état civil « tout élément lui permettant d’apprécier leur situation au regard du séjour ». En l’état actuel du droit, l’officier d’état civil doit s’en tenir à une liste de justificatifs qui ne mentionne pas le titre de séjour. La proposition réécrit par ailleurs l’article 175-2 du code civil pour permettre au procureur de la République de sursoir à la célébration du mariage pour deux mois renouvelable (un mois renouvelable actuellement) en cas d’« indices sérieux » établissant l’absence de validité du mariage. Ce point ne concerne pas les seuls mariages intéressant un ressortissant étranger. Enfin et peut-être surtout, la proposition insère dans le code civil un article 143-1 qui prévoit que « le mariage ne peut être contracté par une personne séjournant de manière irrégulière sur le territoire national ». En Europe, seuls le Royaume-Uni, le Danemark et la Suisse ont prévu une telle restriction.

La proposition de loi est-elle conforme à la Constitution et aux engagements internationaux et européens de la France ?

La proposition de loi ne heurte pas directement les engagements internationaux et européens de la France qui restent très mesurés sur le régime de la liberté du mariage. Tout au plus, la Cour européenne des droits de l’Homme s’assure que des formalités préalables, par leur ampleur, ne dissuadent pas une personne d’exercer le « droit de se marier » reconnu par l’article 12 de la Convention au point de « le réduire d’une manière ou à un degré qui l’atteindraient dans sa substance même » (CEDH, 14 déc. 2010, n° 34848/07, O’Donoghue et a. c/ Royaume-Uni, § 82). L’interdiction du mariage des étrangers en situation irrégulière pourrait être débattue sous cet angle que les rédacteurs paraissent avoir rapidement écarté. Pour le reste, la Convention renvoie aux « lois nationales régissant l’exercice de ce droit ». Cette clause est reprise à l’article 9 de la Charte de l’Union européenne sur les droits fondamentaux. Des restrictions nationales qui dissuaderaient un citoyen européen d’exercer sa liberté de circulation pourraient être débattues devant la Cour de justice de l’Union européenne. Là encore, la proposition de loi s’expose à une critique.

La constitutionnalité de la proposition de loi est encore plus douteuse. La « liberté du mariage, composante de la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789 » (Cons. const., 20 nov. 2003, n° 2003-484 DC, cons. 94) est reconnue depuis 1993 à toute personne, française ou étrangère sans condition de régularité. En conséquence, la liberté du mariage « s’oppose à ce que le caractère irrégulier du séjour d’un étranger fasse obstacle, par lui-même, au mariage de l’intéressé » (ibidem). Certes, la liberté du mariage ne fait pas obstacle à des mesures de prévention ou de lutte contre les mariages contractés à des fins étrangères à l’union matrimoniale (Cons. const., 9 nov. 2006, n° 2006-542 DC, cons. 4 à 6). Le cadre de ces mesures est toutefois strictement balisé. Le Conseil a ainsi contesté en 2003 la transmission d’informations entre le préfet et le procureur de la République au motif qu’une telle perspective pouvait dissuader des personnes de se marier. De même, « si le caractère irrégulier du séjour d’un étranger peut constituer dans certaines circonstances, rapproché d’autres éléments, un indice sérieux laissant présumer que le mariage est envisagé dans un autre but que l’union matrimoniale (…) le fait pour un étranger de ne pouvoir justifier de la régularité de son séjour constituerait dans tous les cas un indice sérieux de l’absence de consentement » porte atteinte à la liberté du mariage (Cons. const., 20 nov. 2003, n° 2003-484 DC, cons. 95). La proposition de loi contrevient directement à cette exigence. Il n’est pas seulement porté atteinte à la liberté du mariage des étrangers mais également à celles des citoyens européens et, indirectement, à celles des ressortissants français qui souhaiteraient contracter une union avec un étranger en séjour irrégulier.

Un dernier motif d’inconstitutionnalité peut être envisagé. En autorisant un droit de regard des maires dans une matière (l’exercice des libertés) rangée dans le domaine de la loi par l’article 34 de la Constitution, la proposition de loi compromet un autre aspect de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui s’oppose à ce « que les conditions essentielles d’exercice d’une liberté publique dépendent de décisions de collectivités territoriales et ainsi puissent ne pas être les mêmes sur l’ensemble du territoire » (Cons. const., 18 janv. 1985, n° 85-185 DC).

La proposition de loi a été soutenue par l’association des maires de France et l’association des maires ruraux de France. Comment comprendre cet intérêt des élus locaux ?

Depuis les années 1980, les maires revendiquent un pouvoir décisionnaire pour contrôler le séjour des étrangers résidant dans leurs communes et dénoncent le cadre étroit de leurs interventions. Parce que le droit des étrangers est rangé dans le domaine irréductible des matières régaliennes, la loi ne leur reconnaît qu’une compétence d’avis dans des matières limitées ou les associe à la mise en œuvre d’un nombre restreint de décisions. Ils agissent dans ce cas au nom de l’État et sous le contrôle des préfets (regroupement familial, attestation d’accueil) ou des procureurs de la République (mariage).

Ces balises sont portées par la volonté assumée de l’État de refuser aux maires un droit de regard pour apprécier la régularité d’une situation administrative et s’opposer à un mariage. Pareille compétence impliquerait de leur accorder un droit d’accès aux fichiers des étrangers en situation irrégulière ou d’imposer aux services de préfecture de répondre à des demandes de vérification. Sur ce point, la pratique a montré l’existence d’échanges informels avec certaines préfectures en cas de doute sur la régularité du séjour d’un candidat au mariage, le préfet discrètement informé prononçant dans les heures qui suivent une obligation de quitter le territoire. Le Conseil d’État a estimé que cette précipitation révélait un détournement de la procédure d’éloignement forcé pour faire échec à un projet de mariage jugé frauduleux (CE, 3 déc. 2003, n° 240267, Préfet de Seine-Maritime).

À l’occasion des débats relatifs à la proposition de loi, les sénateurs ont entretenu l’idée que les maires seraient fréquemment tenus de célébrer des mariages jugés frauduleux par le simple fait que l’étranger concerné, en situation irrégulière, chercherait à se maintenir en France et non à contracter une union sincère et consentie. Il est exact qu’en refusant de célébrer un mariage sans motif légal, les maires s’exposent aux sanctions pénales prévues par les articles 432-1 et 432-7 du code pénal (cinq ans de prison, 75 000 euros d’amende et une peine complémentaire d’inéligibilité). Ces situations sont-elles cependant d’une telle fréquence qu’elles justifient une atteinte à la liberté du mariage ? Les porteurs de la proposition n’ont guère été prolixes sur ce chapitre. Ils ont simplement visé les « remontées des élus de terrain », faisant état de « mariages impliquant des époux étrangers en situation irrégulière (…) de plus en plus fréquents » (32 740 en 2024) et d’une « explosion du nombre d’immigrés clandestins sur notre territoire national. » Le rapport n° 1583 du député Michoux déposé le 16 juin 2005 a évalué à 700 personnes mises en cause pénalement au titre de l’article L. 823-11 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (2 % des mariages), sans aucune indication chiffrée sur le nombre de condamnations.

Ce récit à charge appelle plusieurs nuances. Tout d’abord, si les maires peuvent être sanctionnés pour un refus de célébrer un mariage qui n’a pas fait l’objet d’une opposition du procureur, les poursuites sont rares (pour une condamnation déjà ancienne, Cass. 1re civ., 6 févr. 2007, n° 06-10.403, Mme de Panafieu). Il est par ailleurs difficile de souscrire au descriptif du rôle des maires qui figure dans le rapport du député Michoux selon lequel les maires formeraient des vigies bridées par une loi qui ne leur permettrait pas de déceler des fraudes au mariage et des procureurs qui n’entendraient pas leurs réserves. Dans sa rédaction actuelle, l’article 63 du code civil reconnaît depuis 2003 au maire la mission de repérer les indices présumant une fraude au mariage. Il peut à cette occasion s’entretenir individuellement avec les futurs époux s’il suspecte un défaut de consentement au vu des pièces fournies, des éléments recueillis au cours de l’audition commune ou d’« éléments circonstanciés extérieurs reçus » non anonymes. Sur cette base, il peut dénoncer auprès du parquet des faits délictueux sans y être toutefois contraint. Introduit en 1993, le pouvoir lié de dénonciation a été censuré par le Conseil constitutionnel (Cons. const., 13 août 1993, n° 93-325 DC, cons. 107).

Il nous semble que l’objet de la proposition de loi est ailleurs. Estimant que l’opinion publique est en leur faveur, les porteurs entendent détricoter la compétence exclusive de l’État pour reconnaître aux maires un rôle actif en matière de lutte contre l’immigration irrégulière. Cette revendication est détaillée dans une tribune signée dans Le Figaro du 20 mai 2025 par des maires, notamment par Robert Ménard, qui déplorent n’avoir « quasiment aucun levier opérationnel pour suspendre ou refuser la procédure », même lorsqu’un mariage « apparaît manifestement instrumentalisé. » Le rapport du député Michoux s’appuie sur cette tribune pour soutenir qu’il n’est pas possible de « justifier auprès de nos concitoyens, que le maire, garant de l’ordre républicain dans sa commune, soit contraint de marier des personnes qui sont sous le coup d’une obligation de quitter le territoire ».