Par Bertrand Mathieu, Professeur émérite de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ancien Conseiller d’Etat (s.e.), Expert du Club des juristes

La décision rendue à l’encontre de Marine Le Pen intervient dans un contexte particulier

La décision rendue par le tribunal judiciaire de Paris le 31 mars 2025, exprime de manière paroxysmique le conflit qui ne fait que se développer entre la justice et les politiques, déjà diagnostiqué il y a 10 ans (cf. B. Mathieu, justice politique : la déchirure ? Lextenso, 2015). Il prend une dimension particulière lorsqu’une décision rendue par un juge interfère avec des élections présidentielles, en France (affaire Fillon en 2017) ou à l’étranger (Roumanie, Turquie). Que les décisions soient rendues par des juges indépendants, comme c’est le cas en France, ou par des juges soumis au pouvoir politique, il n’en reste pas moins que le soupçon d’instrumentalisation de la justice à des fins politiques, qu’il soit ou non fondé, affaiblit tant la confiance en la justice qu’envers les responsables politiques. Il en est particulièrement ainsi, lorsque la justice ne respecte pas, formellement, l’exigence d’impartialité, soit qu’elle procède avec une célérité inhabituelle et selon une procédure particulière (affaire Fillon), soit qu’elle se montre inhabituellement sévère ou porte des appréciations personnelles et inappropriées sur le prévenu (affaires Sarkozy).

La condamnation de Marine Le Pen à une inéligibilité de cinq ans d’application immédiate dans une affaire concernant un détournement d’emplois d’assistants parlementaires auprès de députés européens au profit du Rassemblement national peut être appréciée à plusieurs niveaux. Il ne s’agit pas de se prononcer sur le fond de l’affaire, ni de mettre en cause l’impartialité des juges, mais de procéder à une analyse critique du droit applicable et de l’argumentation de la juridiction.

Elle pose le problème du champ d’application de la peine d’inéligibilité

Du point de vue du droit applicable, la question de l’inéligibilité doit être examinée au regard de deux principes, la liberté de choix de l’électeur et le droit au recours.

La première question porte sur l’articulation entre le principe de la sanction juridictionnelle et la liberté de choix des électeurs. Le prononcé de la peine d’inéligibilité constitue, comme le reconnait le Conseil constitutionnel dans sa décision 2025-1129 QPC, une ingérence dans le principe de libre choix des électeurs, c’est-à-dire dans le fonctionnement même de la démocratie. Le tribunal judiciaire relève d’ailleurs dans sa décision qu’il s’agit d’une « limite prévue par le législateur au pouvoir d’élection du peuple ». Cette formulation souligne, non pas l’illégitimité d’une telle disposition, mais son caractère particulièrement grave. Il l’est spécifiquement lorsqu’il s’agit de mettre fin, ou d’empêcher la candidature, à un mandat national. Comme le souligne le Conseil constitutionnel dans la décision précitée « En vertu de l’article 3 de la Constitution, les membres du Parlement participent à l’exercice de la souveraineté nationale et, aux termes du premier alinéa de son article 24, ils votent la loi et contrôlent l’action du Gouvernement. Dès lors, au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des conseillers municipaux ». Il en est évidemment de même s’agissant d’une candidature à l’élection présidentielle. De ce point de vue, le principe d’égalité entre les justiciables, invoqué de manière récurrente par le tribunal, trouve ici ses limites.

Par ailleurs, l’application immédiate de l’inéligibilité, nonobstant l’existence d’un recours juridictionnel, pose un problème au regard du droit au recours. De manière sibylline, le Conseil constitutionnel a jugé que le caractère suspensif du recours suspensif constitue une garantie du droit à un recours effectif, tout en ne relevant pas d’une exigence constitutionnelle (2011-203 QPC), jurisprudence confirmée en 2015. Cette analyse n’épuise pas la question. Indépendamment de l’appréciation portée par le Conseil constitutionnel, on peut s’interroger sur le caractère légitime d’une décision interdisant à un responsable politique de se présenter à des élections au seul motif d’une condamnation qui, elle, n’est pas définitive. Cette considération est d’autant plus pertinente que les délais dans lesquels une décision d’appel (ou de cassation) interviendra pourront être particulièrement longs, du fait pour l’essentiel, des moyens insuffisants de la justice et qu’ainsi il pourra être mis fin à un destin politique national en privant les électeurs de leur pouvoir de décision. Cette disposition est contestable, à tel point que le Premier ministre, lui-même, a invité le parlement à la reconsidérer.

Il n’en reste pas moins que ce serait faire un procès injuste à la justice que de lui attribuer la responsabilité de ces dispositions. En réalité, c’est pour faire face à un certain nombre de scandales visant pour l’essentiel des enrichissements personnels, que le législateur, tous courants politiques confondus a, d’une manière parfois démagogique, renforcé l’arsenal pénal visant les élus, sans en mesurer toutes les conséquences, comme en témoignent, notamment, les lois votées en 2016 et en 2017.

La deuxième question porte sur l’application que fait le tribunal judiciaire de ces dispositions à l’encontre de Madame Le Pen

Plusieurs observations peuvent être faites de ce point de vue.

La première porte sur le fait qu’au regard de la date à laquelle les faits incriminés se sont produits, la peine d’inéligibilité n’était pas obligatoire, comme le reconnait le tribunal. Le prononcé de cette peine résulte donc d’une décision propre à la juridiction. Or, paradoxalement, le juge prend en compte le droit postérieur à celui qu’il considère lui-même comme applicable pour prononcer la peine d’inéligibilité. Il se fonde sur des dispositions législatives postérieures, manifestant la volonté du législateur de renforcer les sanctions des manquements à la probité. C’est à une forme de rétroactivité implicite que se livre le juge en interprétant le droit applicable à la lumière du droit postérieur.

La seconde porte sur le prononcé du caractère d’application immédiate et sans recours suspensif de la peine d’inéligibilité. Formellement, le tribunal n’ignore pas la réserve d’interprétation, visée dans le dispositif de la décision, prononcée trois jours plus tôt par le Conseil constitutionnel, selon laquelle « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient alors au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ». Substantiellement, la solution est tout autre. Pour se prononcer sur la nécessité de prononcer une telle sanction, et donc sur son caractère proportionné, le juge prend en considération deux éléments : le premier tient au risque de récidive, le second au trouble à l’ordre public. Ils peuvent être l’un et l’autre contestés. Les risques de récidive, d’autant plus improbables que le juge rappelle que les comportements ont cessé depuis 2016, tiendraient à ce que Marine Le Pen n’ait pas reconnu ses fautes. Ainsi, le système de défense de la personne poursuivie est un élément d’appréciation, sans considération pour le fait que l’auto-incrimination ne peut être exigée en droit pénal.  Le trouble majeur à l’ « ordre public démocratique » tiendrait, selon le tribunal, à ce qu’une personne, condamnée à une peine complémentaire d’inéligibilité, pourrait être candidate à l’élection présidentielle, alors que cette condamnation pourrait intervenir définitivement en appel. L’argument se retourne facilement : le trouble à l’ordre public n’est-il pas susceptible de résulter du fait qu’une personne, dont la condamnation pourrait être annulée en appel, ne puisse se présenter à une telle élection ?