Par Noëlle Lenoir, avocate, Noëlle Lenoir Avocats

Le jugement, dont il est fait appel par Shell, avait fait droit à la demande de MilieuDefensie (Friends of the Earth aux Pays-Bas), Greenpeace et 17 000 Néerlandais. Revendiqué comme une victoire historique, il a en effet déclenché une avalanche de procès climatiques contre les sociétés énergétiques et les banques qui les financent. Ce jugement (C/09/571932 / HA ZA 19-379) enjoint à Shell, dont il n’est pas allégué qu’elle a violé la loi, de réduire près de la moitié de ses émissions de CO2 indirectes comme directes, i.e. de facto ses activités. Shell est, en effet, jugée responsable des émissions résultant non seulement de la production et consommation du groupe lui-même, mais également de ses partenaires économiques et des consommateurs de ses produits dans le monde entier (soit les émissions de « Scope 3 » représentant 95% du total).

Cette décision se fonde sur le Livre 6, Section 162 du code civil néerlandais sur la responsabilité extracontractuelle imposant un devoir général de prévention des dommages (« unwritten standard of care »). Le tribunal l’a interprété à la lumière du droit international, des rapports du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et des Principes directeurs de l’ONU sur les entreprises et les droits de l’homme.  L’entreprise fait valoir en appel que l’Etat devrait avoir sa part et souligne, en outre, que la guerre en Ukraine a changé la donne énergétique. Un appel qui soulève essentiellement trois questions.

La Cour d’appel de La Haye va-t-elle s’inspirer de l’arrêt du 9 avril dernier de la Cour européenne des droits de l’homme (« CEDH ») condamnant la Suisse pour manquement à ses obligations en matière climatique ?

Dans son arrêt Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse (requête no 53600/20), la CEDH juge que l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, sur le droit à une vie privée et familiale normale, consacre un « droit à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur la vie, la santé, le bien-être et la qualité de vie ». Eu égard aux lacunes de son arsenal législatif en matière climatique, la Suisse, selon la Cour, a méconnu cet article.  

Le tribunal de District de La Haye, ayant retenu la responsabilité de Shell à l’aune de l’article 8 de la CEDH et même de son article 2 sur le droit à la vie sans dénier le fait que le droit international n’est pas applicable directement aux entreprises, la Cour d’appel va-t-elle confirmer cette approche ? Va-t-elle au contraire remettre de l’ordre dans la hiérarchie des normes entre droit international et interne, entre hard law et soft law en laissant le législateur décider des obligations climatiques des acteurs privés ? La question se pose car les ONG qui attaquent les entreprises ne leur reprochent pas de violer une loi climatique, mais d’enfreindre les normes non obligatoires de la soft law et du droit international.

Comment la Cour va-t-elle gérer la bataille d’experts menée par les ONG ?

Les ONG qui intentent des procès climatiques s’appuient largement sur des rapports d’expertise le plus souvent pris en considération, mais pas toujours. Ainsi, la CEDH, dans l’arrêt précité, s’est essentiellement fondée sur les rapports du GIEC. La Haute Cour de Londres, dans une décision Client Earth c. Shell du 25 mai 2023 (n° BL-2023-000215), confirmée en appel, a en revanche débouté l’ONG, tout en considérant que le rapport de son expert ne reflétait pas l’indépendance de ce dernier. Elle a surtout dénié qu’il existe une seule méthodologie pour évaluer la façon pour une entreprise d’atteindre les objectifs climatiques requis.

Dans la présente affaire, la question se pose de savoir si les défenderesses persuaderont de nouveau la Cour que, sans son intervention, les prédictions catastrophistes des experts et de certaines organisations internationales vont se  réaliser si elle ne se substitue pas aux Etats.  

La Cour d’appel de La Haye tiendra-t-elle compte du changement de circonstances et des impératifs de sécurité d’approvisionnement énergétique ?

Le tribunal de La Haye avait refusé d’effectuer une mise en balance des intérêts et des responsabilités en cause. Il avait reculé devant l’obstacle en mettant en avant les difficultés de ce bilan. Mais les circonstances ont changé. D’un côté, le GIEC est dans son rôle en sonnant l’alarme sur le changement climatique ; de l’autre, les Etats et leurs citoyens recherchent une sécurité d’approvisionnement et des prix énergétiques bas.

Dans son rapport sur l’état de l’union de l’énergie 2023 (COM (2023) 650 final), la Commission européenne note que « si les États membres détiennent d’importants stocks de pétrole de sécurité, il convient de reconnaître que les effets cumulés des événements récents pourraient potentiellement compromettre la sécurité d’approvisionnement de l’UE et affecter les marchés mondiaux de l’énergie ». Le Conseil constitutionnel fait écho à cette préoccupation dans sa décision du 12 août 2022 sur la loi pour la protection du pouvoir d’achat (n° 2022-843 DC) en jugeant que la sécurité d’approvisionnement énergétique répond à des « exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation, au nombre desquels figurent l’indépendance de la Nation ainsi que les éléments essentiels de son potentiel économique ».

D’où la question : la Cour d’appel de La Haye actera-t-elle le changement de circonstances et l’acheminement de l’Europe vers une économie de guerre en admettant qu’il ne lui revient pas à ce stade d’évaluer si Shell est en mesure d’atteindre les objectifs climatiques européens ? 

À écouter aussi : Le podcast du Club des juristes sur les avancées de la justice climatique.