Par Haritini Matsopoulou, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes
Dans le cadre d’un pourvoi en cassation formé contre une décision de condamnation prononcée contre lui par la cour d’appel de Paris, l’ancien Premier Ministre François Fillon avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Objectif : contester le mécanisme de « purge des nullités » l’empêchant de soulever, devant le tribunal correctionnel, des moyens de nullité dont il n’a pu avoir connaissance qu’après la clôture de l’instruction. Le Conseil constitutionnel a déclaré les dispositions contestées non conformes à la Constitution, car elles méconnaissent le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense.

Quel était l’objet des dispositions déclarées inconstitutionnelles ?

Par la décision n° 2023-1062 QPC du 28 septembre 2023, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions figurant au premier alinéa de l’article 385 du Code de procédure pénale, qui prévoient que le tribunal correctionnel n’a pas qualité pour constater les nullités des procédures qui lui sont soumises, lorsqu’il est saisi par un renvoi ordonné par une juridiction d’instruction (juge d’instruction ou chambre de l’instruction).

Dans l’hypothèse envisagée, le législateur a estimé qu’il appartient aux parties intéressées de soulever les irrégularités de la procédure (ce qu’on appelle les « vices de forme ») avant le règlement de l’affaire au stade de l’instruction. L’objectif de ces dispositions est d’éviter une remise en cause tardive de l’information judiciaire de nature à fragiliser la procédure et de permettre aux juridictions de jugement de centrer les débats sur les questions de fond.

Rappelons que lorsqu’une information judiciaire est ouverte, les demandes de nullité doivent être présentées devant la chambre de l’instruction, qui est seule compétente pour prononcer la nullité d’un acte d’instruction. A cet égard, l’article 170 du Code de procédure pénale dispose qu’« en toute matière, la chambre de l’instruction peut, au cours de l’information, être saisie aux fins d’annulation d’un acte ou d’une pièce de la procédure par le juge d’instruction, par le procureur de la République, par les parties ou par le témoin assisté ».

En principe, lorsque l’information judiciaire est close, les parties ne sont plus en mesure d’invoquer une nullité. L’ordonnance ou l’arrêt de renvoi devant le tribunal correctionnel, une fois devenu définitif, couvre, s’il en existe, les vices de la procédure, comme le précise le dernier alinéa de l’article 179 du Code de procédure pénale. Des dispositions analogues existent également en matière contraventionnelle (art. 178 C. proc. pén.) et criminelle (art. 181, alin. 4, C. proc. pén., modifié par L. 2021-1729 du 22 déc. 2021).

Que pensez-vous des arguments invoqués à l’appui de la question prioritaire de constitutionnalité ?

Parmi les différents arguments, on doit notamment retenir celui tendant à critiquer l’absence de dérogation au mécanisme de purge des nullités en cas de connaissance tardive des moyens de nullité, alors que le législateur a institué, dans certaines hypothèses, des exceptions à cette règle. Tel est le cas de l’article 173-1 du Code de procédure pénale, qui, alors qu’il oblige les parties, sous peine d’irrecevabilité, à invoquer les irrégularités des actes accomplis dans un délai de six mois à compter de leurs interrogatoires ou auditions, prévoit une exception lorsque les intéressés « n’auraient pu connaître » lesdites irrégularités.

Ainsi, faisant application de ces dispositions, la Chambre criminelle a-t-elle censuré l’ordonnance du président d’une chambre de l’instruction, ayant déclaré irrecevable une requête en nullité, alors que la personne mise en examen faisait valoir que la preuve de la présence de journalistes lors de la perquisition réalisée, ainsi que l’autorisation donnée à cette fin par l’autorité judiciaire, étaient apparues postérieurement à une première requête en nullité rejetée par la chambre. Dans l’hypothèse envisagée, cette « connaissance postérieure » a pu justifier une dérogation à la règle de purge des nullités.

Une autre exception est prévue par l’article 174 du Code de procédure pénale. Selon ce texte, lorsque la chambre de l’instruction est saisie d’une requête en nullité sur le fondement de l’article 173 du Code de procédure pénale, les parties sont tenues, sous peine d’irrecevabilité, de soulever tous moyens pris de nullité de la procédure transmise, sauf le cas où elles n’auraient pu les connaître.

Il en résulte donc que la « connaissance tardive » d’une irrégularité peut être prise en considération par la chambre de l’instruction statuant sur une requête en nullité.

En dehors de ces cas, l’article 385, alin. 3, du Code de procédure pénale prévoit que si l’ordonnance de renvoi a été rendue sans que le juge d’instruction ait respecté les conditions fixées par l’article 175 du Code de procédure pénale, les parties demeurent recevables, par dérogation au mécanisme de purge des nullités, à invoquer devant le tribunal correctionnel les nullités de la procédure. On rappellera ici que l’article 175 du Code de procédure pénale impose au magistrat instructeur d’aviser les parties de la clôture de l’information, un tel avis ouvrant à celles-ci le délai de forclusion d’un ou de trois mois pour présenter une requête en nullité. Or, si les formalités prévues par ce texte sont méconnues, la juridiction correctionnelle est compétente pour statuer sur la régularité de la procédure.

Toutefois, à l’exception de cette dernière hypothèse, aucune autre dérogation n’est prévue en faveur de la personne prévenue, qui n’a pu avoir connaissance d’un moyen de nullité que postérieurement à la clôture de l’instruction. Ainsi, cette personne peut-elle se trouver privée du droit de contester la régularité d’un acte de la procédure qui porterait atteinte aux principes directeurs du procès pénal, tel que celui du procès équitable, et aux droits de la défense. Cette lacune législative a donc pour conséquence de priver le prévenu du droit à un recours juridictionnel effectif et de porter atteinte à l’exercice des droits de la défense. On comprend, dès lors, que la Chambre criminelle a estimé qu’il y avait lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC qui lui était soumise (Crim. 28 juin 2023, n° 22-83.466).

Quelle est la solution adoptée par le Conseil constitutionnel ?

En se fondant sur les dispositions de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, la Haute juridiction a d’abord affirmé qu’il ne doit pas être porté d’atteinte substantielle au droit des personnes intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction et que doit être assuré le respect des droits de la défense.

Puis, les juges constitutionnels ont relevé que ni les dispositions contestées ni aucune autre disposition ne prévoyaient d’exception au système de purge des nullités lorsque le prévenu n’aurait pu avoir connaissance de l’irrégularité éventuelle d’un acte ou d’un élément de la procédure que postérieurement à la clôture de l’instruction. Ils en ont donc déduit que les dispositions litigieuses méconnaissaient le droit à un recours juridictionnel effectif et les droits de la défense ; par conséquent, elles ont été déclarées contraires à la Constitution.

La présente décision se situe dans la continuité d’une jurisprudence antérieure, et notamment d’une décision du 23 avril 2021 (2), par laquelle, le Conseil constitutionnel a censuré, pour les mêmes motifs, les articles 181, alinéa 4, et 305-1 du Code de procédure pénale, applicables en matière criminelle. En effet, ces dispositions ne prévoyaient aucune exception au mécanisme de purge des nullités, lorsqu’un accusé n’a jamais été informé, selon les cas, de sa mise en examen ou de sa qualité de partie à la procédure, de l’avis de fin d’information et de l’ordonnance de mise en accusation, ce qui l’empêchait de contester la régularité des preuves apportées contre lui. A la suite de cette déclaration d’inconstitutionnalité, la loi n° 2021-1729 du 22 décembre 2021 pour la confiance dans l’institution judiciaire a introduit des dérogations à la règle de purge des nullités, garantissant ainsi le droit à un recours juridictionnel effectif et l’exercice des droits de la défense (art. 269-1 C. proc. pén.).

Le Conseil constitutionnel veille ainsi au respect de ces principes fondamentaux, en invitant le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de les garantir.

Quels sont les effets de la déclaration d’inconstitutionnalité ?

Après avoir constaté que l’abrogation immédiate des disposions déclarées inconstitutionnelles entraînerait des conséquences manifestement excessives, le Conseil constitutionnel a estimé qu’il y avait lieu de reporter au 1er octobre 2024 la date de leur abrogation.

Toutefois, afin de faire cesser l’inconstitutionnalité constatée à compter de la publication de la présente décision, la Haute juridiction a indiqué, comme elle l’avait fait dans sa décision du 23 avril 2021 précitée, que, jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi, la déclaration d’inconstitutionnalité peut être invoquée dans les instances en cours ou à venir lorsque la purge des nullités a été ou est opposée à un moyen de nullité qui n’a pu être connu avant la clôture de l’instruction. Comme il est précisé dans la décision, il reviendra alors à la juridiction compétente de statuer sur ce moyen de nullité.

Cette déclaration d’inconstitutionnalité pourra bénéficier à l’ancien Premier ministre François Fillon, auteur de la question prioritaire de constitutionnalité, dans le cadre du pourvoi formé par lui contre une décision de condamnation prononcée par la cour d’appel de Paris le 9 mai 2022. Dans cette affaire, la Chambre criminelle pourrait être amenée à censurer la décision de la juridiction du second degré ayant fait application d’une règle déclarée inconstitutionnelle. Elle pourrait donc renvoyer l’affaire devant les juges du fond qui devront examiner tous les moyens de nullité invoqués par l’intéressé, dès lors qu’ils n’ont pu être connus que postérieurement à la clôture de l’information judiciaire. A cet égard, on soulignera que l’article 62, alin. 3, de la Constitution impose aux juridictions nationales de respecter les décisions du Conseil Constitutionnel.

La déclaration d’inconstitutionnalité pourra également bénéficier à d’autres parties intervenantes qui, en application des dispositions de l’article 385, alin. 1er, du Code de procédure pénale, ont été privées du droit de soulever une irrégularité, dont elles n’avaient eu connaissance qu’une fois l’instruction close. En particulier, l’ancien Président de la République Nicolas Sarkozy, défendu par Me Spinosi, pourrait invoquer devant la Cour de cassation la déclaration d’inconstitutionnalité de ces dispositions, dès lors que la règle de purge des nullités lui a été opposée par les juges du fond, l’empêchant de soulever un moyen de nullité qui n’a pu être connu qu’après la clôture de l’information judiciaire.

Précisons que, par la présente décision, le Conseil constitutionnel a déclaré une règle de procédure non conforme à la Constitution, sans toutefois porter une quelconque appréciation sur le fond du litige à l’origine de la QPC. La Haute juridiction n’a nullement préjugé de l’incidence de la déclaration d’inconstitutionnalité sur les procédures pénales en cours, les juges répressifs demeurant libres quant à l’appréciation des moyens de nullité susceptibles d’être invoqués par le requérant ou une partie intervenante.