Par Agnès Roblot-Troizier, Professeur de droit public, Vice-présidente de l’Association française de droit constitutionnel et Directrice de l’Ecole de droit de la Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

OPINION – Le Conseil constitutionnel n’est pas, soixante-cinq ans après l’entrée en vigueur de la Constitution de 1958, ce qu’il était prévu qu’il fût. Il n’était pas conçu comme une juridiction, ce dont témoigne le texte constitutionnel ; il a cherché à le devenir. L’instauration d’un contrôle de constitutionnalité de la loi en vigueur, décidé en juillet 2008 et effective à partir de mars 2010, a contribué à sa juridictionnalisation, à laquelle œuvrent tant ses décisions que sa communication.

Le chemin parcouru depuis 1958 est immense : l’institution a su se faire gardien des droits fondamentaux, sans en avoir le monopole, et devenir un rouage essentiel de l’État de droit. La mue s’est faite en plusieurs étapes : l’extension à partir de 1971 des normes de référence de son contrôle pour y inclure la protection des droits et libertés, au prix d’une interprétation du texte constitutionnel très éloignée de l’intention de ses rédacteurs ; l’extension du périmètre des autorités de saisine en 1974, qui a conduit à une augmentation sensible du nombre de décisions et qui peut être considérée comme une forme de validation par le pouvoir constituant du coup d’éclat de 1971 ; l’utilisation, toutes tendances politiques confondues, de cette arme que constitue la saisine du Conseil constitutionnel ; l’introduction en 2010 du contrôle a posteriori des lois par la voie de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction. Cette dernière réforme a eu plusieurs effets : permettre au Conseil de contrôler la loi « vivante », telle qu’appliquée par les juridictions ; ouvrir le prétoire du juge constitutionnel à des requérants et des avocats ; favoriser un développement exceptionnel de la jurisprudence ; raviver l’intérêt pour les fonctions traditionnelles de l’institution – contrôle a priori de la loi et régulation des pouvoirs publics.

En dépit de ces progrès, notre système de justice constitutionnelle souffre d’une double ambiguïté congénitale qui affecte l’institution et le contrôle de constitutionnalité des lois.

La première ambiguïté repose sur au moins trois constatations. En premier lieu, la composition du Conseil constitutionnel soulève des difficultés. Le problème ne tient peut-être pas tant aux autorités de nomination de ses membres qu’aux raisons qui conduisent à leur nomination. Faute d’exigence tenant à l’expérience, la formation, les diplômes et faute d’un contrôle parlementaire effectif et sérieux des candidatures, les auditions par les commissions des lois des assemblées n’étant qu’une mascarade, le choix des autorités de nomination reste discrétionnaire, illimité. Puisque les autorités politiques feignent de ne pas voir une juridiction dans le Conseil constitutionnel – alors que lui ne cesse de se revendiquer comme telle –, les considérations politiques priment sur l’exigence de compétences et d’expérience juridiques incontestables et incontestées qui, à l’étranger, paraît indispensable à l’exercice de la fonction de juge constitutionnel. L’affirmer n’est ni dénoncer une prétendue incompétence des membres du Conseil, ni soutenir naïvement que les nominations politiques ou politisées seraient propres à la France ; c’est en revanche regretter que, par des nominations utilisées pour saluer une belle carrière politique et non une brillante carrière juridique, soit donnée une image essentiellement politique de l’institution, à l’heure même où l’élargissement de ses compétences, en particulier depuis la QPC, élève l’exigence pesant sur elle.

En deuxième lieu, la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel reste critiquable. Certes, le contradictoire s’est progressivement immiscé dans le contentieux constitutionnel, pour finalement s’imposer dans la procédure QPC et se renforcer dans le contrôle a priori. Les armes restent néanmoins inégales dans le débat contentieux compte tenu du rôle dévolu au Secrétariat général du gouvernement. Des améliorations sont souhaitables, comme l’intégration plus systématique des représentants des saisissants dans le contrôle a priori ou l’ouverture d’un véritable débat contradictoire lors de l’audience publique dans le contrôle a posteriori permettant un échange plus libre des arguments.

En troisième lieu, la brièveté et la qualité de la motivation des décisions du Conseil sont régulièrement dénoncées. Les opinions séparées seraient l’un des remèdes mais, étrangères à nos traditions, elles ne font pas consensus. L’abandon des motivations standardisées – telle l’affirmation, sans autre précision, du caractère nécessaire, adapté et proportionné de la disposition législative – et des raisonnements circulaires – tel celui fondé sur le principe d’égalité – constituerait déjà une voie d’amélioration.

Ces défauts, préexistants à la QPC, deviennent, avec elle, de véritables anomalies. Le Conseil constitutionnel intervient dorénavant dans la résolution d’un litige concret tout en raisonnant de façon abstraite. Sans être saisi du litige lui-même, il confronte, par un contrôle essentiellement abstrait, la loi à la Constitution. Ce hiatus entre la question posée par l’auteur de la QPC qui se prévaut de la violation de ses droits fondamentaux – question concrète et subjective tenant à sa situation personnelle –, et la réponse du Conseil constitutionnel, fruit d’un contrôle abstrait et désincarné quelles que puissent être les situations individuelles, constitue la seconde ambiguïté congénitale de notre système de justice constitutionnelle.

Quelles seraient les perspectives ? L’alternative est la suivante : soit le Conseil constitutionnel reste intact et il faut revoir ses titres de compétences ; soit il subit une mutation profonde.

S’il reste tel qu’il est, ne faut-il pas envisager de renoncer à la QPC ? Il ne s’agirait pas d’abandonner le contrôle de la loi en vigueur, mais bien au contraire d’en confier le contrôle aux juges dits « ordinaires » qui, déjà, en examinent la conventionnalité. Si une telle évolution est peu probable parce que difficilement audible, elle n’en demeure pas moins juridiquement cohérente. Les juges judiciaire et administratif sont capables de décider de la non-application de la loi contraire aux droits garantis par un engagement international, mais incapables d’en dire autant de la loi contraire aux droits fondamentaux garantis par notre Constitution. Cette dissymétrie n’est que le fruit d’une succession de décisions de justice marquées par une culture légicentriste encore très vive, où le droit international et le droit européen n’avaient pas la place qui est désormais la leur. Alors qu’est reconnue la suprématie de la Constitution dans l’ordre juridique interne, serait-il plus attentatoire à l’expression de la volonté générale ou plus risqué pour la sécurité juridique de juger la loi contraire à la Constitution que de la juger incompatible avec une convention internationale ? Le risque de conflits de jurisprudences ou d’interprétations divergentes de la Constitution est surmontable si l’on fait du Conseil constitutionnel un « Tribunal des conflits constitutionnels » saisi, par voie préjudicielle, des questions de principe. Au Conseil reviendraient, outre ses compétences en matière électorale et référendaire, la compétence pour statuer sur certains conflits entre institutions politiques (procédures de l’article 37 alinéa 2 et de l’article 41 de la Constitution, avis sur l’utilisation de l’article 16) et le contrôle de constitutionnalité abstrait et a priori, aux effets erga omnes, qui à bien des égards tend à mettre fin à un conflit politique. Aux juridictions administratives et judiciaires reviendrait le contrôle, plus concret et plus adapté aux attentes des justiciables, de la loi en vigueur au terme duquel les dispositions contraires aux droits fondamentaux conventionnels ou constitutionnels ne seraient pas appliquées en l’espèce.

L’autre branche de l’alternative consiste à rénover le Conseil constitutionnel. Outre l’amélioration de la procédure contradictoire et de la motivation de ses décisions, sa composition gagnerait à être repensée dans la perspective d’un alignement sur les standards des cours constitutionnelles étrangères. Il ne s’agirait ni de renoncer à l’apport de la présence d’hommes et de femmes ayant une carrière politique et l’expérience du pouvoir, ni évidemment de faire du Conseil une juridiction de professeurs. Il s’agirait plutôt de placer la compétence juridique au centre de la nomination des membres en exigeant, à l’instar de nombre de cours constitutionnelles étrangères, un nombre substantiel d’années d’expérience dans la pratique de la justice et les qualifications juridiques les plus hautes. Les membres seraient assistés non pas d’un « service juridique » – un comble dans une « juridiction » – mais d’assistants eux-mêmes juristes pouvant s’appuyer sur un service de documentation chargé notamment des études de droit comparé. L’exigence d’indépendance et d’impartialité des membres mériterait également d’être renforcée car comment se satisfaire du seul « devoir d’ingratitude » des membres vis-à-vis de l’autorité qui les a nommés ?

Qu’on adhère ou non à ces quelques pistes de réflexion, il reste que le Conseil constitutionnel ne peut continuer à revendiquer sa qualité de juridiction tout en restant, dans sa composition, sa procédure et ses décisions, aussi éloigné des juridictions constitutionnelles modernes. Les réformes ponctuelles, initiées par le Conseil lui-même, telles que la suppression des considérants, l’adoption d’un règlement de procédure succinct à droit quasi-constant, ou la mention d’un déport dans les visas de la décision, ne suffisent pas à surmonter les anomalies de la justice constitutionnelle française. Passé presque inaperçu en 1958, le Conseil constitutionnel mérite aujourd’hui la plus grande attention et, sans être aisée, une réforme s’impose pour que l’institution soit en cohérence avec la fonction qui est devenue la sienne.