Première condamnation d’une entreprise pétrolière en matière de contentieux climatique !
Les Pays-Bas sont-ils le pays de l’audace judiciaire en matière de contentieux climatique ? Après l’État néerlandais, c’est au tour de l’entreprise Royal Dutch Shell (RDS) de se voir imposer par le juge de première instance de La Haye, ce 26 mai dernier, de réduire ses émissions de gaz à effet de serre. La décision est importante car, outre qu’elle représente la première condamnation d’une entreprise transnationale dans ce domaine, elle pourrait faire des émules devant les autres juges du monde entier.
Par Mathilde Hautereau-Boutonnet, Professeure de droit, Aix-Marseille Université
Que reproche le juge hollandais à l’entreprise Royale Dutch Shell (RDS) dans son jugement du 26 mai dernier ?
À la lecture de ce jugement particulièrement dense, il convient de retenir que, statuant à la suite d’une action de groupe engagée par l’association Milieudefensie pour défendre les intérêts individuels de 17 379 citoyens néerlandais résidant dans la région de Wadden, le juge de La Haye reconnaît en première instance la responsabilité civile de l’entreprise RDS établie à La Hague, en raison de sa participation au changement climatique à un niveau mondial et des conséquences au niveau local qui en résultent pour les victimes représentées. Il lui impose, pour y remédier, de réduire les émissions de gaz à effet de serre provenant des activités directes et indirectes du groupe Shell (lui-même composé de plus de 1100 filiales opérant à travers le monde) dont elle est la société-mère, et cela à hauteur de 45% avant la fin de 2030 par rapport à 2019. L’entreprise RDS est donc condamnée, non pas à réparer les préjudices des victimes, mais à les prévenir, au terme d’une action en cessation de l’illicite.
Sur quel fondement l’entreprise est-elle condamnée ?
Le juge fonde sa décision sur l’article 6 :162 du Code civil hollandais, largement inspiré de l’article 1240 (anc. 1382) du Code civil français. Selon cette disposition, la personne qui commet un acte illicite envers autrui doit réparer le dommage qui en découle. Pour caractériser l’acte illicite du défendeur, le juge doit apprécier le comportement du défendeur par rapport au comportement que le droit exige. Il doit alors se référer, comme le rappelle le jugement, à un « standard », une « norme non écrite » caractérisant un « devoir » de « prudence » (duty of care) dont le contenu évolue selon le contexte social. Or, au regard d’une multiplicité et variété d’éléments qu’il prend en compte pour rechercher ce qui est « généralement » ou « universellement » admis (ou encore ce qui fait « consensus »), dont les expertises du GIEC, les objectifs fixés par l’Accord de Paris et les normes de droit souple imposant aux entreprises de respecter les droits de l’homme, le juge estime que pèse sur l’entreprise RDS un devoir de contribuer à la prévention des risques climatiques à travers la politique qu’elle définit pour le groupe et, concrètement, une obligation de résultat de réduire les émissions issues des activités du groupe Shell. Après s’être appuyé sur l’article 1246 du Code civil pour condamner l’État à réparer et prévenir le préjudice causé au climat (L’affaire du siècle), le juge français pourrait alors aussi demain s’appuyer sur l’article 1240 du Code civil pour imposer une obligation de réduction des émissions à une entreprise, et cela sans passer par le devoir de vigilance plus restrictif prévu à l’article L. 225-102-4 du Code de commerce !
La décision est-elle importante ? Quels enseignements concrets retenir du jugement pour les actions futures ou à venir ?
La décision est très importante. Il s’agit de la première condamnation en matière de contentieux climatique d’une entreprise. Si d’un côté, cela peut ne pas surprendre tant on connaît l’audace du juge hollandais à qui l’on doit déjà la première condamnation d’un État (affaire Urgenda), d’un autre côté, cela n’allait pas de soi au regard du contentieux mondial. Certes, les actions engagées contre les entreprises à travers le monde sont de plus en plus nombreuses. Mais si certaines sont actuellement en cours, en particulier en France, en Allemagne et aux Philippines, en revanche, les jugements définitivement rendus aux États-Unis contre les entreprises pétrolières n’ont jusqu’alors jamais abouti à leur condamnation. Les demandeurs buttent contre des obstacles importants : l’incompétence du juge pour statuer dans un domaine qu’il estime relever du pouvoir exécutif, l’absence d’intérêt à agir et l’impossibilité de prouver le lien de causalité entre le comportement des entreprises et les dommages des victimes. Or, le juge hollandais fait fi de toutes ces barrières ! S’il refuse d’étendre l’action de groupe aux générations futures du monde entier, en revanche il s’estime compétent pour juger du comportement d’une entreprise en matière de changement climatique et, surtout, il affirme que le fait que le comportement du défendeur ne soit pas à lui seul la cause du changement climatique n’empêche aucunement de reconnaître sa responsabilité dans ce domaine ! Cela n’est pas anodin si l’on rappelle, comme le dit la décision, que l’entreprise RDS est à elle seule plus émettrice que son propre État.
Quant aux enseignements, ils sont nombreux. Principalement, retenons que, dans la continuité de l’affaire Urgenda, ce jugement confirme le potentiel gagnant du devoir de prudence/ vigilance dans le contentieux climatique et du rôle pivot des éléments de preuve soumis au juge pour déterminer sa portée et examiner sa méconnaissance. La décision montre que l’issue du procès dépend essentiellement de l’appréciation que le juge opère de l’expertise scientifique du GIEC (pour évaluer l’état des risques climatiques), de la réglementation internationale et nationale (pour apprécier le niveau de réduction des émissions de gaz à effet de serre à exiger et l’objectif à atteindre, à savoir ne pas dépasser les 2°C par rapport à la température de l’ère préindustrielle ) ainsi que du droit souple et non pas uniquement du droit dur (pour déterminer le rôle que la société mère doit jouer dans la prévention des dommages climatiques, à savoir son pouvoir d’influence). Aux plaideurs de s’en saisir pour y trouver de quoi ajuster leur stratégie judiciaire, dans un sens comme dans un autre….