Par Thibaut Fleury Graff, Professeur à l’Université Paris Panthéon-Assas (IHEI)

Dans quel cadre la CIJ a-t-elle été amenée à se prononcer sur les obligations en matière de changement climatique ?

Sur le fondement de l’article 96 de la Charte des Nations Unies et en application de l’article 65 du Statut de la Cour, l’Assemblée générale de l’ONU a adopté, le 29 mars 2023, une résolution (A/RES/77/276) sollicitant de cette dernière un avis consultatif portant sur l’identification, d’une part, « des obligations qui incombent aux États en ce qui concerne la protection du changement climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de gaz à effet de serre pour les États et pour les générations présentes et futures »et, d’autre part, des conséquences juridiques des dommages causés par les actions ou omissions des États au regard de ces obligations.

Si l’avis s’inscrit dans un contexte international de plus en plus sensible aux questions climatiques – comme en témoigne déjà un avis du Tribunal international sur le droit de la mer (TIDM) rendu en 2024  – les origines de la résolution saisissant la CIJ illustrent à elles seules les évolutions que subit le droit international du fait du changement climatique : c’est un groupe d’étudiants de l’Université du Pacifique Sud qui a attiré l’attention du Gouvernement de Vanuatu sur cette possibilité, lequel a repris l’initiative et entraîné avec lui une dizaine d’États, dont une majorité d’États en développement (Angola, Bangladesh, Maroc, Costa Rica, Viêtnam…) mais également quelques États industrialisés (Allemagne et Nouvelle-Zélande notamment). Cette coalition internationale a permis, in fine, de porter un projet de résolution et de le faire adopter – sans aucune difficulté : 133 États sur 193 ont soutenu le projet – par l’Assemblée générale. Il appartenait alors à la Cour, une fois levées les questions de compétence sur lesquelles nous ne reviendrons pas ici, de répondre aux deux questions posées : c’est chose faite dans l’avis du 23 juillet 2025.

Quel est l’apport de cet avis ?

Long de 140 pages – dont environ 110 portent directement sur les questions posées – cet avis est d’une richesse impossible à résumer en quelques lignes : nous nous en tiendrons donc ici à quelques éléments saillants seulement.

Sur la forme et la procédure, il faut d’abord souligner que la Cour a reçu, pour forger sa conviction et étayer son argumentation, 91 exposés écrits et 62 observations écrites, et entendu lors d’audiences publiques qui se sont tenues en décembre 2024 les représentants de 96 États et de 11 organisations internationales. Ces documents, tous accessibles sur le site de la Cour, constituent en eux-mêmes une base de données unique et irremplaçable. En sollicitant cet avis, l’Assemblée générale a incité les États à prendre position juridiquement et politiquement sur leurs obligations internationales relatives au changement climatique. Ce sont des milliers de pages d’observations et des dizaines d’heures d’exposés oraux interprétant le droit international jugé pertinent en la matière qui sont ainsi disponibles.

Sur le fond, compte tenu de la longueur de l’avis et des nombreux éléments, y compris très techniques juridiquement, qu’il comprend, nous proposons d’en retenir ici trois principaux.

Le premier tient àla place tout à fait centrale qu’accorde la Cour aux données scientifiques et à leurs interprétations produites par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) créé dès 1988. Rappelant que « les participants à la (…) procédure se sont accordés à dire qu’ils constituaient les meilleures données scientifiques disponibles », la Cour précise qu’elle « s’appuiera essentiellement sur les rapports du GIEC » tout au long de son argumentation (§74). De bout en bout, l’avis se lit comme un rappel de l’urgence à agir en la matière, et de la pertinence des données scientifiques fournis en ce sens par le GIEC, qui – par exemple – « a établi qu’entre 3,3 et 3,6 milliards de personnes environ se trouvaient dans une situation de grande vulnérabilité face aux changements climatiques » (§78) et que « les mesures d’adaptation sont encore insuffisantes » (§87). Le changement climatique constitue selon le GIEC, dont les termes sont repris par la Cour, une menace pour « le bien-être de l’humanité et la santé de la planète » et ce alors que « la fenêtre permettant d’assurer un avenir vivable et durable pour tous se referme rapidement » (§87). Sans doute ces rappels étaient-ils utiles alors que fléchissent les politiques de lutte contre les causes de ce changement et que les États-Unis se sont – à nouveau – retirés de l’Accord de Paris.

L’avis constitue, ensuite, un exposé – certes non-exhaustif, mais systémique et complet (not. §130) – des sources conventionnelles (§§115-130) et coutumières (§§131-142) des obligations étatiques en matière de lutte contre le changement climatique, lesquelles, c’est sans doute l’un des apports centraux de l’avis, se cumulent sans se contredire ni s’exclure (§§162-171). Comme le note la Cour, « si les traités relatifs aux changements climatiques constituent bien les principaux instruments de lutte contre le problème mondial des changements climatiques, ils ne supplantent pas pour autant de manière générale les autres règles et principes du droit international » (§169). Cela permet à la Cour – elle y était invitée par l’Assemblée générale – d’ajouter aux obligations que tirent les États des instruments spécifiquement dédiés au changement climatique (Convention-cadre des Nations Unies, Protocole de Kyoto, Accord de Paris notamment), celles qui découlent notamment du droit international des droits de l’homme (§§143-145) et du droit de la mer (§§122-124). Elle précise en outre que les « principes de développement durable, des responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives, d’équité et d’équité intergénérationnelle, ainsi que (…) le principe de précaution, sont applicables en tant que principes directeurs aux fins de l’interprétation et de l’application des règles juridiques » pertinentes (§160).

Enfin, la Cour liste et précise – c’est le cœur de son avis – les nombreuses obligations qui pèsent sur les États en matière de lutte contre le changement climatique (§§174-404) et les conséquences de leur violation (§§405-456). Retenons à ce titre l’insistance avec laquelle l’avis revient sur l’obligation coutumière, liant donc tous les États de la planète, d’utilisation non-dommageable du territoire qui « ne se limite pas aux dommages transfrontières directs » et s’applique « aux préoccupations environnementales mondiales » (§134). Il en découle notamment une obligation générale de « diligence requise », l’État engageant sa responsabilité s’il ne tient pas compte « des indices plausibles de risques potentiels » de dommage à l’environnement et au système climatique (§294, citant l’avis du TIDM du 1er février 2011). Cette obligation de diligence requise rejaillit par ailleurs sur certaines obligations conventionnelles, limitant ce faisant la marge de manœuvre des États : ainsi la Cour précise-t-elle par exemple que l’obligation de fournir, sur le fondement de l’Accord de Paris, des contributions déterminées au niveau national (dans lesquelles les États s’engagent à atténuer leurs émissions), doit, au titre notamment de la diligence requise, « permettre de parvenir à l’objectif de température consistant à limiter le réchauffement de la planète à 1,5°C » (§245 ; voir aussi §249). Plus globalement, relativisant la distinction entre obligation de comportement et de résultat (§207), la Cour considère que l’obligation d’atténuation des émissions « ne saurait être considérée comme satisfaite par la simple adoption de n’importe quelle politique » : il faut que ces politiques « soient en mesure d’atteindre l’objectif requis » (§208), sans quoi l’État manque à ses obligations internationales.

Quelles suites pour cet avis ?

Dans l’une des affirmations les plus fortes de l’avis, la Cour considère que « tous les États ont un intérêt commun à protéger l’environnement de l’indivis mondial (…) » si bien que « les obligations qui leur incombent en ce qui concerne la protection du système climatique et d’autres composantes de l’environnement contre les émissions anthropiques de GES, en particulier l’obligation coutumière de prévenir les dommages transfrontières significatifs, sont des obligations erga omnes » (§440). Elle ajoute que les obligations contenues dans la CCNUCC et dans l’Accord de Paris sont pour leur part des obligations erga omnes partes (ibid.). Cela implique que tout État, dans des mesures qui varient selon qu’il est lésé ou non par la violation d’une obligation (§443), peut engager la responsabilité de l’un de ses pairs lorsqu’il ne respecte les obligations que liste l’avis. La chose est d’autant plus aisée que la Cour relativise considérablement les prétendues difficultés d’attribution à un État des conséquences du changement climatique : l’inaction est cause d’attribution, si bien que « le fait pour un État de ne pas prendre les mesures appropriées pour protéger le système climatique (…) – notamment en produisant ou en utilisant des combustibles fossiles, ou en octroyant des permis d’exploration ou des subventions pour les combustibles fossiles – peut constituer un fait internationalement illicite attribuable à cet État » (§427). Le fait, par ailleurs, que plusieurs États soient responsables n’obère aucunement la possibilité d’agir contre l’un ou plusieurs d’entre eux (not. §431).

Tous les éléments – ou presque : l’avis est loin d’être exempt d’incertitudes et d’imprécisions, notamment quant à la vulnérabilité de certains États, la Cour ne voyant par exemple aucune difficulté à ce qu’un État survive quand bien même son territoire serait entièrement submergé en raison du phénomène de l’élévation du niveau de la mer (§363) – sont donc ainsi réunis pour que les obligations ici rappelées, dans un avis certes non contraignant, produisent, dans les forums juridiques et politiques internationaux, régionaux et nationaux, leurs effets : l’actualité récente témoigne, dans d’autres domaines, des conséquences contentieuses des avis de la Cour mondiale.