Par Christophe Pierucci, Professeur à l’Université de Strasbourg, Institut de recherche Carré de Malberg (IRCM – UR 3399)

La loi spéciale est-elle vraiment limitée aux impôts ?

À se tenir à la lettre des textes, la loi spéciale permettrait uniquement de reconduire la perception des impôts (v. 4è al. article 47 de la Constitution et art. 45, 2° de la LOLF). L’objet de cette loi de finances n’est en réalité pas si étroit. Comme le jugeait le Conseil constitutionnel en 1979 dans des circonstances équivalentes, il appartient aux pouvoirs publics de « prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » (décision n° 79-111 DC du 30 déc.1979). Or, elles ne concernent pas seulement les ressources fiscales.

En ce qui concerne l’Etat en tant que tel, la « loi spéciale » peut d’abord contenir l’autorisation de percevoir l’ensemble de ses ressources, « notamment fiscales » précise l’avis du 9 décembre. Le texte peut donc autoriser les impôts, mais aussi les autres ressources budgétaires étatiques (redevances, dividendes, ventes de biens et services, amendes…). Une autre variété de mesures financières est regardée par le Conseil d’Etat comme nécessaire à la continuité de la vie nationale : le recours de l’Etat à l’emprunt. Ce type de ressources est aujourd’hui indispensable au fonctionnement de l’Etat, y compris durant la phase transitoire prise en charge par une loi spéciale. Dans l’attente d’un véritable budget pour 2025, les dépenses de l’Etat seront certes, relativement figées, par référence au schéma de 2024 (« services votés » de l’article 45 de la LOLF). Mais elles resteront supérieures à ses ressources budgétaires au cours de cette période. En plus de ce déficit à financer, l’Etat devra d’ailleurs faire face à des emprunts arrivant à échéance en 2025 (au total 175 Md€). Pour que l’Etat puisse assumer ses dépenses, il lui faudra donc recourir à de nouveaux emprunts. Il apparait ainsi indispensable que la loi spéciale puisse autoriser le ministre des Finances à réaliser ces opérations.

La loi spéciale concerne-t-elle uniquement le financement de l’Etat ?

Là encore, le Conseil d’Etat ne s’est pas borné à une vision étroite de la « continuité de la vie nationale ». Outre la bonne marche de l’Etat, il considère qu’elle implique le fonctionnement effectif des collectivités territoriales, mais aussi des organismes bénéficiant de l’affectation de recettes fiscales de l’Etat, ainsi que le respect des engagements européens de la France.

Dans ces conditions, la loi spéciale peut non seulement autoriser la perception des ressources fiscales affectées à certaines personnes morales (par ex. : Autorité des marchés financiers, Banque de France, Voies navigables de France), mais également reconduire les prélèvements effectués chaque année sur les recettes de l’Etat et rétrocédés à l’Union européenne (contribution française au budget de l’UE) ou aux collectivités territoriales (principalement la « DGF » : dotation globale de fonctionnement).

Selon le Conseil d’Etat, la loi spéciale pourrait même venir au secours de la sécurité sociale, dont le fonctionnement est également tributaire de l’emprunt depuis de nombreuses années. La loi de financement de la sécurité sociale (LFSS) vient normalement autoriser chaque année le recours à l’emprunt d’organismes comme l’ACOSS, acteur clé du fonctionnement des branches du régime général. Le PLFSS pour 2025 prévoyait ainsi de l’autoriser à emprunter jusqu’à 65 Md€. Mais ce texte a été rejeté et les organismes concernés risquent désormais de ne plus pouvoir « assurer la continuité des paiements et remboursements des prestations sociales ». Selon l’avis du 9 décembre, la loi spéciale pourrait cependant les autoriser à emprunter. De telles dispositions semblent déborder le domaine habituel des lois de finances tracé par la LOLF. Toutefois, comme le souligne le Conseil d’Etat, l’interruption de l’activité de ces structures pourrait « porter atteinte aux principes constitutionnels de protection de la santé et d’accès à des moyens convenables d’existence dans des conditions telles qu’il en résulterait une atteinte à la continuité de la vie nationale ».

La loi spéciale peut-elle actualiser le barème de l’impôt ?

La loi spéciale peut donc beaucoup, mais elle ne peut en tout point remplacer le budget attendu pour 2025. Comme le confirme le Conseil d’État, elle ne saurait ainsi contenir de mesures fiscales nouvelles. Non seulement le 2° de l’article 45 de la LOLF évoque uniquement l’autorisation des « impôts existants », mais comme le rappelle l’avis : « la finalité de la loi spéciale est exclusivement d’assurer la continuité de la vie nationale dans l’attente de l’adoption d’une loi de finances initiale ». Or, cette continuité ne nécessite pas l’indexation du barème de l’impôt sur le revenu (IR) sur l’inflation, ni l’allongement de la durée de vie de divers avantages fiscaux. Au demeurant, observe le Conseil d’État, il était également possible, sur le fondement du 1° du même article, d’opter pour un vote sur la première partie du projet de loi de finances pour 2025, qui comporte les mesures fiscales envisagées par le Gouvernement. Cette autre voie était cependant assez théorique au vu de la difficulté à dégager une majorité stable à l’Assemblée nationale.

La mise à jour de la fiscalité devra donc encore attendre. Le 16 décembre, lors de la discussion du projet de loi spéciale en séance publique à l’Assemblée nationale, les amendements parlementaires visant à l’indexation du barème de l’impôt sur le revenu ont d’ailleurs été rejetés pour irrecevabilité. Relevons tout de même, à l’intention des contribuables, qu’une loi ordinaire ciblée pourrait procéder dès janvier à l’ajustement du barème de l’impôt, dès lors que cette mesure ne bouleverserait pas l’équilibre budgétaire résultant du rapprochement de la loi spéciale (en recettes) et des « services votés » (en dépenses).

Pour ce qui est en revanche de l’essentiel des nouvelles mesures fiscales, il faudra attendre la loi de finances pour 2025. Or, la date de son adoption reste une inconnue. Lors de l’épisode de 1979, après la censure de la loi de finances par le Conseil constitutionnel, la loi spéciale (loi n°79-1159 du 30 déc. 1979) avait été rapidement suivie de la loi de finances pour 1980 (loi n° 80-30 du 18 janv. 1980). Il est aujourd’hui difficile d’anticiper sur les échéances, dans un contexte politique plus instable et encore compliqué par la démission du Gouvernement.