Par Alexandre Guigue, Professeur de droit public à l’Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherche en droit Antoine Favre, Membre de la Chaire Droit et politique comparés – Université Jean Monnet Saint-Etienne

Article publié le 9 décembre 2024, mis à jour le 11 décembre 2024.

Que prévoit le droit en matière de lois de finances spéciales ?

L’article 47 de la Constitution, qui organise la procédure d’adoption des lois de finances, prévoit la possibilité pour le Gouvernement, si le projet de loi de finances de l’année « n’a pas été déposé en temps utile », de demander « d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et d’ouvrir par décret les crédits se rapportant aux services votés » (le minimum de dépenses que le gouvernement juge nécessaires pour faire fonctionner les services publics dans la limite du plafond des crédits de l’année précédente). L’article 45 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) de 2001 (loi qui fixe le cadre juridique des finances publiques françaises) complète le dispositif en prévoyant trois types de lois spéciales qui ont toutes le caractère de lois de finances.

La première est une loi spéciale partielle dont le contenu correspond à la première partie du projet de loi de finances initiale. Celle-ci détermine les conditions générales de l’équilibre financier et autorise la perception des impôts. Avec ce texte, le Gouvernement peut ensuite ouvrir par décret les crédits correspondant aux services votés, en espérant faire adopter rapidement une autre loi partielle correspondant à la deuxième partie d’une loi de finances initiale. Une telle loi partielle a été déposée le 22 décembre 1962 après le renversement du gouvernement Pompidou (à l’époque, l’ordonnance de 1959 le permettait jusqu’à dix jours avant la fin de la session). Le Parlement ne commença à discuter la deuxième partie que le 8 janvier 1963 pour une adoption le 26 janvier 1963.

La deuxième loi spéciale ne peut être adoptée que si la première n’a pas été suivie ou si elle n’a pas abouti, en cas de rejet par exemple. Le texte autorise le Gouvernement « à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année ». Le périmètre de ce texte est beaucoup plus restreint, puisqu’aucune mesure fiscale nouvelle n’est prévue. Les dépenses sont organisées de la même manière, avec une ouverture des crédits correspondant aux services votés. Cette procédure n’a jamais été mise en œuvre.

La troisième procédure permet au Gouvernement de déposer un projet de loi spéciale dans le cas où le Conseil constitutionnel a invalidé la totalité du projet de loi de finances initiale. La disposition qui le permet a été insérée dans la LOLF pour combler un vide. En effet, en 1979, le Conseil constitutionnel avait invalidé le projet de loi de finances initiale pour une raison procédurale (la deuxième partie avait été mise en discussion alors que la première n’avait pas encore été adoptée, 79-110 DC, 24 décembre 1979). Le Gouvernement s’était alors inspiré des procédures existantes en déposant un projet de loi spéciale que le Conseil constitutionnel a jugé conforme à la Constitution au motif qu’il appartenait au gouvernement et au Parlement, en l’absence de cadre textuel, de « prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale » (79-111 DC, 30 décembre 1979). Le projet de loi de finances pour 1980 a finalement été adopté le 18 janvier 1980 et avait pu indexer les tranches de l’impôt sur le revenu.

Quelle voie l’Exécutif a-t-il choisi pour éviter que la France ne se retrouve sans budget au 1er janvier ?

La seule voie prévue par les textes est celle du projet de loi spéciale déposé avant le 19 décembre. Mais l’article 47 pose une condition : l’absence de dépôt « en temps utile » du projet de loi de finances pour 2025. Or, même si le projet a été déposé avec quelques jours de retard (le 10 octobre alors qu’il devait l’être avant le 1er octobre), le Parlement devait bel et bien disposer des 70 jours prévus pour se prononcer. Pour suivre la lettre du texte, il aurait fallu qu’un nouveau gouvernement soit mis en place, qu’il dépose un nouveau projet de loi de finances (un gouvernement chargé des affaires courantes ne le peut pas), qu’il constate qu’il ne l’a pas été en temps utile et qu’il dépose donc le projet de loi spéciale avant le 19 décembre.

L’annonce par Emmanuel Macron du dépôt d’un projet de loi spéciale puis d’un projet de loi de finances en bonne et due forme indiquait son intention de ne pas suivre la lettre du texte. Le motif est la situation politique inédite née du vote de la motion de censure contre le gouvernement Barnier. Comme en 1979, l’Exécutif fait donc le choix de s’inspirer des procédures existantes pour assurer la continuité de la vie nationale.

Pendant plusieurs semaines, le Secrétariat Général du Gouvernement a planché sur différentes hypothèses pour éviter un blocage budgétaire. Après que le gouvernement a écarté la voie d’une mise en œuvre du projet de loi de finances par ordonnance qui aurait nécessité de laisser passer le délai de 70 jours sans que le Parlement ne se prononce, la voie du projet de loi spéciale a été privilégiée. Mais la question s’est vite posée de savoir si le projet pourrait contenir d’autres dispositions que la seule autorisation de la perception des impôts existants. En 1979, la loi de finances spéciale comportait un article unique, mais plusieurs amendements avaient été déposés et rejetés au cours du débat parlementaire (la loi a été adoptée le 30 décembre 1979). Le Gouvernement Barnier s’est donc interrogé sur la possibilité d’ajouter des dispositions portant notamment sur le prélèvement sur recettes au profit des collectivités territoriales et de l’Union européenne (UE), l’indexation des tranches de l’impôt sur le revenu (IR), ou encore des autorisations d’emprunt, comme celles que prévoit habituellement la loi de financement de la Sécurité sociale. Comme cette dernière a été abandonnée après l’adoption de la motion de censure, il était tentant de combler le vide en profitant de la même loi spéciale.

Quel est le contenu du projet de loi de finances spéciale préparé par le gouvernement Barnier ?

Le 6 décembre 2024, Michel Barnier a saisi la section des finances du Conseil d’État pour avoir son avis sur la manière d’interpréter l’article 45 de la LOLF. Outre le point de savoir si un gouvernement démissionnaire chargé de gérer les affaires courantes était compétent pour déposer le projet de loi spéciale, les questions ont principalement porté sur le contenu possible du texte.

Dans son avis rendu le 9 décembre, le Conseil d’État a confirmé qu’un tel projet pouvait être déposé par un Premier ministre en charge des affaires courantes. Il a ensuite estimé que la situation inédite pouvait, au regard du précédent de 1979 et de la décision que le Conseil constitutionnel avait rendue à l’époque, justifier que la lettre de l’article 45 de la LOLF ne soit pas respectée (en particulier la condition de l’absence de dépôt en temps utile du projet de loi de finances initiale). Sur le contenu, le Conseil d’État estime que, au regard de l’objectif de continuité de la vie nationale qui justifie un tel projet, l’autorisation de percevoir les ressources emporte également « la reconduction des prélèvements sur recettes au profit de l’UE et des collectivités territoriales ». Comme leur montant dépend des règles en vigueur, celui pour l’UE pourra être ajusté. En revanche, le prélèvement pour les collectivités locales, notamment la dotation globale de fonctionnement, correspondra à ce qui a été voté pour l’année 2024.

Le Conseil d’État s’est montré beaucoup plus prudent s’agissant de mesures fiscales nouvelles. Il s’appuie sur la notion d’« impôts existants » de l’article 45 de la LOLF (notion aussi présente dans le texte de la Constitution) pour conclure que le projet de loi spéciale ne peut en comporter (même l’indexation de l’IR), celles-ci n’étant pas nécessaires à la continuité de la vie nationale. En revanche, il dissocie l’autorisation d’emprunt de celle de percevoir l’impôt pour accepter que le texte en prévoie, y compris au bénéfice des organismes de Sécurité sociale, et même si les autorisations correspondantes relèvent habituellement des lois de financement de la Sécurité sociale.

Fort de cet avis, après la réunion du conseil des ministres, le gouvernement a déposé son projet à l’Assemblée nationale. Voici son contenu :

Article 1. Autorisation de percevoir les impôts existants

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2025, la perception des ressources de l’État et des impositions de toutes natures affectées à des personnes morales autres que l’État est autorisée conformément aux lois et règlements.

Article 2. Autorisation de l’État à recourir à l’emprunt.

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de finances pour 2025, le ministre chargé des finances est autorisé à procéder à des emprunts à long, moyen et court termes libellés en euros ou en autres devises pour couvrir l’ensemble des charges de trésorerie ou pour renforcer les réserves de change, ainsi qu’à toute opération de gestion de la dette ou de la trésorerie de l’État.

Article 3. Régimes et organismes de sécurité sociale habilités à recouvrir des ressources non permanentes.

Jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2025, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale, la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel ferroviaire, la Caisse autonome nationale de la Sécurité sociale dans les mines et la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales sont habilitées à recourir à des ressources non permanentes dans la seule mesure nécessaire à la couverture de leurs besoins de trésorerie.

À quelques jours de la fin de l’année civile, des incertitudes demeurent. Lors du débat parlementaire, des députés vont déposer des amendements en vue d’ajouter des dispositions au texte avec le risque de nouveaux blocages. Ensuite, si le Conseil constitutionnel est saisi (il est possible qu’il ne le soit pas), il pourrait déclarer le texte inconstitutionnel (peu vraisemblable) ou invalider certaines de ses dispositions (possible).