En cas de censure du gouvernement Barnier, qu’adviendra-t-il du budget ?
L’hypothèse d’une motion de censure contre le gouvernement de Michel Barnier est de plus en plus évoquée et conduit à s’interroger sur la possibilité pour la France de se retrouver sans budget à la date du 31 décembre.
Par Aurélien Baudu, Professeur à l’Université de Lille et Xavier Cabannes, Professeur à l’Université Paris Cité
Comment expliquez-vous que le gouvernement Barnier soit en danger en cette période ?
Depuis les nominations de M. Barnier et de son Gouvernement après la trêve olympique, l’absence d’une réelle majorité à l’Assemblée nationale est une difficulté politique majeure, source de complexités juridiques en matière financière.
L’automne est une période cruciale du fait de la multiplication des textes financiers en discussion (LF et LFSS 2025, LFFG 2024, LRGACA et LACSS 2023). Les obstacles à franchir pour le Premier ministre et le ministre des Comptes publics sont nombreux et plusieurs chausse-trappes peuvent conduire à la chute du Gouvernement.
Au mois d’octobre, les deux projets de loi d’approbation des comptes de l’année (LRGACA et LACSS 2023) ont été rejetés en 1ère lecture par l’Assemblée nationale et le Sénat : les 14 et 22 octobre pour les comptes de l’État et les 15 et 22 octobre pour les comptes de la Sécurité sociale.
Si le rejet des comptes de l’État par le Parlement est juridiquement infondé, mais politiquement déchiffrable ; celui des comptes de la Sécurité sociale était juridiquement prévisible, puisque la Cour des comptes avait été dans l’impossibilité de certifier les comptes de la branche famille (réseau des CAF) et de la CNAF, le montant des erreurs non corrigées atteignant 5,5 Md€ de versements indus. Le Gouvernement n’a pas ici eu recours à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution pour imposer son adoption. La jurisprudence du Conseil constitutionnel a fait de ce texte comptable un texte financier à part. Voilà deux ans que les comptes de l’État sont rejetés par le Parlement sans grandes conséquences politiques et juridiques. Et depuis l’an dernier, les comptes de la Sécurité sociale sont également rejetés par le Parlement. Le Gouvernement ne jouant pas sa survie sur des textes sans poids politiques, les parlementaires s’en désintéressent davantage, ce qui est regrettable.
Si le projet de loi de fin de gestion pour 2024 a été rejeté en première lecture par l’Assemblée nationale le 6 novembre, le Sénat l’a quant à lui adopté le 20 novembre en y apportant quelques modifications. Ce projet de loi vient annuler 5,6 Md€ de crédits pour contenir le déficit public à 6,1% en 2024 (après un décret d’annulation de crédits sans précédent au début de l’exercice de 2024 de 10,1 Md€ de crédits de paiement – v. notre contribution « Qui sème l’insincérité, récolte les annulations », AJDA, 2024, p. 457). Il ouvre aussi 4,2 Md€ pour financer des dépenses supplémentaires liées à la crise calédonienne, à la sécurisation des Jeux olympiques, le soutien à l’Ukraine, ou encore le coût des élections législatives anticipées.
Le déficit du budget de l’État a dérapé à 163,2 Md€ (+16,3 Md€ par rapport aux prévisions de la LFI pour 2024), c’est pourquoi nous estimons que la France est sur un chemin de croix budgétaire sans prospérité à la clef. Après la réunion de la commission mixte paritaire (CMP), composée de 7 députés et de 7 sénateurs, qui doit se tenir le 3 décembre prochain pour aboutir à une version finale du texte, le gouvernement risquera-t-il sa survie sur ce texte d’ajustement budgétaire pour l’année en cours, en recourant à l’article 49, alinéa 3, de la Constitution ? Probablement pas, l’enjeu étant trop faible, mais rien n’est à exclure. Un décret d’avance est toujours possible pour ouvrir des crédits non ouverts en loi de finances.
Au cours du même mois, la première partie du projet de loi de finances pour 2025, et donc l’intégralité du texte, a été rejeté en première lecture à l’Assemblée nationale, ce qui constitue une première sous la Ve République. On comprend dès lors que le plus important pour M. Barnier, pour l’État et la continuité de la vie nationale, est d’avoir d’une façon ou d’une autre une loi de finances le 31 décembre au soir au Journal Officiel.
La ministre des Relations avec le Parlement a récemment annoncé que le Gouvernement ne mettrait pas en œuvre l’article 47, alinéa 3, de la Constitution. Cet article dispose que « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours, les dispositions du projet peuvent être mises en vigueur par ordonnance ». Même si les paroles n’engagent que ceux qui les écoutent, il est probable que le Gouvernement risquera sa vie sur ce texte, comme l’a déjà annoncé M. Barnier, lequel va très certainement rejoindre G. Pompidou au « panthéon » des Premiers ministres renversés sous la Ve République.
A propos de l’article 47, alinéa 3, de la Constitution. Qu’est-ce que cette procédure et quelles sont les conséquences de ce renoncement ?
L’article 47, alinéa 3, est une disposition constitutionnelle, inchangée depuis 1958 et jamais appliquée à ce jour qui permet au Gouvernement de menacer le Parlement d’un dessaisissement budgétaire. Pour être mis en œuvre, le délai global de 70 jours (soit le samedi 21 décembre à minuit), doit être consommé et dépassé par le Parlement sans que celui-ci se soit prononcé sur le projet de loi de finances : c’est-à-dire ni adoption, ni rejet. Il est ainsi étrange que le Gouvernement s’en prive alors que cet outil lui aurait permis de maintenir la pression sur les députés.
Cette disposition est prévue pour encadrer dans des délais stricts le travail du Parlement en matière budgétaire, afin d’éviter l’enlisement des débats budgétaires comme ce fut le cas sous les IIIe et IVe Républiques. Rappelez-vous ce constat formulé par Jean Jaurès en 1913 : « mais que faisait la chambre des députés hier ? Elle discutait le budget. Mais que fait-elle aujourd’hui ? Elle discute le budget. Mais que fera-t-elle demain ? Elle discutera le budget. On ne s’en sort pas de cette soupe parlementaire qu’est la discussion budgétaire ».
Alors que l’Assemblée nationale a passé 31 jours sur la première partie de la loi de finances, au lieu des 15 jours habituels, l’article 47 de la Constitution aurait le grand mérite de nous sortir de cette situation, en permettant à la France de disposer d’un budget à la Saint-Sylvestre (v. tribune commune avec X. Vandendriessche et M. Lascombe, « Un chemin de croix. Quatre scénarios et une apocalypse », AJDA, 2 décembre 2024). En renonçant au recours à l’article 47, alinéa 3, de la Constitution, le gouvernement se prive d’une porte de sortie honorable. Le gouvernement Barnier, dans un sacrifice ultime, aurait alors été renversé dans la foulée par le biais de l’article 49, alinéa 2, de la Constitution.
Quelles solutions pour obtenir un budget avant le 31 décembre minuit ?
Il ne faut pas exclure qu’un miracle parlementaire permette, contre toute attente, l’adoption du projet de loi de finances pour 2025 dans les délais, et que le Gouvernement, après avoir renoncé à plusieurs reprises à respecter la trajectoire financière nécessaire pour tenir les engagements européens de la France, échappe à un renversement avant cette adoption.
En excluant ce phénomène prodigieux et hautement incertain, et si M. Barnier n’est pas tombé lors de l’examen du PLFSS pour 2025 ou de la LFFG pour 2024 à l’Assemblée nationale, il revient au Premier ministre, qui semble avoir renoncé à la promulgation du texte par ordonnance selon l’article 47, alinéa 3, de la Constitution, de jouer sa dernière carte : l’article 49, alinéa 3. Il a été habilité par le Conseil des ministres à utiliser cette procédure, offrant ainsi à l’Assemblée nationale, en nouvelle lecture et/ou en lecture définitive, le choix entre adopter le texte ou censurer le Gouvernement. Il appartient désormais aux députés de prendre leurs responsabilités.
Si le gouvernement venait à être renversé, la préparation ainsi que le dépôt d’un nouveau PLF en si peu de temps sembleraient impossibles. Cela supposerait d’ailleurs qu’un nouveau Chef du gouvernement et un nouveau gouvernement soient nommés.
Dans un tel cas, l’article 45 de la LOLF permettrait au nouveau Premier ministre, ou à l’actuel, M. Barnier alors démissionnaire (au titre de la gestion des affaires courantes), comme G. Pompidou à l’automne 1962, de déposer, avant le 19 décembre, un projet de loi de finances spécial permettant de percevoir les impôts existants, les dépenses étant ouvertes par décrets du Premier ministre, sur la base des crédits votés (reconduction des crédits de paiement de l’exercice 2024). Évidemment, un tel projet devrait être adopté, en l’espace de quelques jours, comme ce fut le cas en décembre 1979, dans des circonstances totalement différentes, par le Parlement, afin de permettre la continuité de la vie nationale.
Si, au soir du 31 décembre, malgré ces diverses possibilités, aucun projet de loi de finances n’était adopté, il ne resterait plus que deux portes de sortie : soit ressusciter, avec l’accord du Conseil constitutionnel, le vieux système des douzièmes provisoires, que ni la Constitution, ni la LOLF ne prévoient, soit réactiver une disposition constitutionnelle endormie depuis plus de 60 ans : l’article 16 de la Constitution, car la situation internationale, notre défense, et le fonctionnement de l’État l’exigeraient. Le recours à l’article 16 de la Constitution serait la solution la plus extrême et demeure une hypothèse sans garantie d’acceptabilité juridique.
On peut imaginer que, dans de telles circonstances, le fonctionnement des institutions serait menacé, dès lors que, faute de loi de finances, et de possibilité de dépenser, d’encaisser des recettes fiscales et d’emprunter, les institutions et les services publics ne pourraient plus fonctionner, et l’intégrité du territoire serait aussi potentiellement menacée, faute de moyens budgétaires pour la Défense, en ces temps de tensions internationales. Le Président de la République pourrait alors promulguer le projet de loi de finances par décret. Mais c’est là une solution extrême qu’il est souhaitable d’éviter à tout prix, puisqu’il s’agit d’une mise entre parenthèses du fonctionnement démocratique normal de notre régime politique.
Quant à la démission du Chef de l’État, solution en contrepoint de celle de l’usage de l’article 16 de la Constitution, bien que sa portée politique soit évidente à la lumière des crises du 16 mai 1877 et du 6 février 1934, elle ne résoudrait en aucun cas l’équation financière.