Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre, auteur de l’ouvrage « On ne peut plus rien dire » – Liberté d’expression : le grand détournement (Anamosa, 2025).

L’utilisation d’un drapeau, quel qu’il soit, relève-t-elle de la liberté d’expression ?

Bien sûr. Un drapeau est un symbole qui représente un État, une équipe, un parti politique… Arborer un drapeau, c’est donc exprimer certaines idées, revendiquer son soutien à une entité. On peut aussi manifester son hostilité en « outrageant » le drapeau, par exemple en le brûlant. Comme tout symbole, le drapeau est susceptible d’être le support de messages variés, selon les modalités et les circonstances de son utilisation. Pour le maire de Chalon, le drapeau palestinien est un « étendard de rébellion », il est utilisé par des « des groupuscules aux idéologies fondamentalement contraires aux valeurs de la République qui s’en servent pour tenter de déstabiliser l’État français ». En d’autres termes, ce drapeau exprimerait une provocation à la violence et une hostilité à la République française.

Le problème est qu’une telle interprétation aurait besoin d’être étayée, face à la compréhension beaucoup plus intuitive selon laquelle le drapeau palestinien exprime un soutien aux Palestiniens. Le tribunal administratif observe que rien ne permet de penser que le drapeau palestinien est devenu à Chalon-sur-Saône le symbole de ralliement des émeutiers ou d’un soutien au Hamas et au terrorisme. Lors d’incidents dans la ville après la finale de la Ligue des Champions, seul un individu arborait ce drapeau, et il ne semble pas qu’il s’en soit servi pour inciter à la violence. Par ailleurs, nul incident n’a émaillé aucun des onze rassemblements de soutien à la Palestine qui ont eu lieu dans la commune, et lors desquels de nombreux drapeaux palestiniens ont bien sûr été brandis. Le tribunal conclut donc que ce drapeau paraît bien exprimer un soutien à la cause palestinienne.

Est-il illégal de soutenir les Palestiniens ?

Le 12 octobre 2023, quelques jours après les atrocités commises par le Hamas sur la population israélienne, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avait cru pouvoir indiquer aux préfets qu’il leur revenait d’interdire toutes « les manifestations pro-palestiniennes, parce qu’elles sont susceptibles de générer des troubles à l’ordre public ». Cette consigne était illégale : pour interdire une réunion, il revient à l’autorité compétente de démontrer la réalité d’un risque de trouble à l’ordre public. En aucun cas, elle ne saurait déduire ce risque du seul fait que la manifestation vise à soutenir la population palestinienne. Le Conseil d’État le rappela aussitôt, en dénonçant la « regrettable approximation rédactionnelle » du texte émis par le ministre.

Le trouble à l’ordre public qui justifie une restriction peut être de deux sortes. Il peut d’abord s’agir de l’expression de propos pénalement répréhensibles, tels l’apologie du terrorisme ou la provocation à la haine, à la violence ou à la discrimination contre un groupe de personnes à raison de leur origine. Si le drapeau palestinien était devenu un signe de ralliement au Hamas et d’approbation des massacres du 7 octobre, le trouble à l’ordre public serait établi. Il en va de même lorsque le drapeau s’inscrit dans une critique d’Israël qui cache des accusations antisémites dirigées contre les Juifs plutôt que contre le gouvernement israélien. Mais de telles interprétations nécessitent d’être étayées par des circonstances particulières. En leur absence, de manière générale, après la destruction de Gaza et d’une importante partie de sa population, il paraît plus raisonnable de voir dans le drapeau palestinien la simple expression d’un soutien à ce peuple.

Un risque de trouble à l’ordre public pourrait cependant justifier une interdiction si ce drapeau faisait naître un risque de violences qu’il n’était pas possible de contenir autrement. La charge de la preuve pèse néanmoins sur l’autorité de police, en l’occurrence le maire de la commune, qui n’apporte strictement aucun élément en ce sens. Comme le résume le tribunal administratif, « le maire de Chalon-sur-Saône ne démontre pas la réalité d’un risque présentant un caractère de gravité suffisant pour justifier que la population chalonnaise soit privée pendant trois mois de la possibilité d’exprimer publiquement et pacifiquement son soutien à la cause palestinienne en arborant le drapeau palestinien ».

Cette ordonnance de référé s’inscrit à la suite de plusieurs autres décisions similaires. Le 27 octobre 2023, le tribunal administratif de Clermont-Ferrand avait par exemple observé que le drapeau palestinien, a lui seul, ne constituait nullement un indice de menace à l’ordre public. Le 10 octobre 2024, la décision du maire de Mandelieu-la-Napoule d’interdire sur la voie publique « tous les drapeaux en lien avec le conflit israélo-palestinien » pendant la semaine qui marquait le premier anniversaire des massacres a également été suspendue, au motif que n’étaient établis ni les risques pour l’ordre public, ni la nécessité d’une telle interdiction pour les prévenir. Moins récemment, l’interdiction par le maire de Nice de « l’utilisation ostentatoire » des drapeaux étrangers en soirée dans les rues de la commune pendant la coupe du monde de football a été jugée illégale car trop large et donc disproportionnée.

Telle n’est visiblement pas l’intention du maire de Chalon-sur-Saône, mais est-il permis d’afficher le drapeau palestinien sur une mairie ?

Les tribunaux se sont parfois opposés à ce type de décisions, qu’il s’agisse du drapeau palestinien, d’une banderole appelant à libérer une figure palestinienne condamnée pour terrorisme, ou du drapeau indépendantiste de la Martinique. Ils se sont surtout fondés sur une prétendue atteinte au principe de neutralité des services publics. Mais les collectivités locales ne sont nullement tenues à une neutralité absolue qui leur interdirait toute forme d’expression officielle, et cette expression n’est pas réduite aux questions purement locales. Afficher la position de la commune, y compris sur un enjeu international qui touche ses habitants, s’inscrit bien dans les « affaires de la commune » confiées au conseil municipal.

L’expression des collectivités locales est encadrée par des limites plus fines. Une véritable exigence de neutralité règne à l’égard de la religion. Par ailleurs, les expressions qui font l’apologie de crimes, qui provoquent à la haine, à la violence ou à la discrimination peuvent sans doute être interdites. On peine donc à déceler la moindre illégalité dans la décision de multiples mairies d’afficher le drapeau ukrainien après l’invasion russe, ou le drapeau israélien après le 7 octobre. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui du drapeau palestinien ? Un tribunal s’est récemment opposé à l’affichage de ce drapeau pour deux raisons. D’abord, il était accompagné d’une inscription (« Seigneur ! pardonnez-nous ») qui violait la neutralité religieuse. Ensuite, il constituerait « un symbole politique dépassant, au moins en apparence, le simple soutien à la population palestinienne », appréciation qui pouvait être envisagée au lendemain du 7 octobre, dès lors que le Hamas avait commis ses crimes au nom de la Palestine, mais qui paraît désormais discutable au vu du degré de violence qui s’abat sur la population de Gaza et sur le nombre de ses morts.