Par Victor Fouquet, Docteur en droit de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Lauréat du prix de thèse 2024 de la Société française de finances publiques

Que va-t-il se passer une fois la loi spéciale promulguée ?

Le 18 décembre, le Sénat a adopté conforme le projet de loi spéciale déposé par le Gouvernement le 11 décembre et adopté en séance publique par l’Assemblée nationale en première lecture le 16 décembre. Dans le silence de la Constitution et de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), et alors que l’adoption du projet de loi de finances (PLF) pour 2025 avant le 31 décembre était devenue quasiment impossible à la suite de l’adoption de la motion de censure le 4 décembre et de la remise consécutive de la démission du Gouvernement par le Premier ministre, le recours à la procédure de la loi spéciale est apparue justifiée par la nécessité d’« assurer la continuité de la vie nationale », suivant le même raisonnement que celui suivi en 1979 par le Conseil constitutionnel (décision n° 79-111 du 30 décembre 1979, consid. 2). Le contenu de cette loi spéciale nécessairement temporaire est par son objet le plus minimaliste possible, n’autorisant le Gouvernement qu’à percevoir les ressources existantes et à procéder à l’emprunt, sans se substituer en aucune façon à l’adoption en bonne et due forme d’une « vraie » loi de finances initiale.

Une fois la loi spéciale promulguée, le Gouvernement doit encore ouvrir par décrets les crédits se rapportant aux seuls « services votés », définis par l’article 45 de la LOLF comme « le minimum de crédits que le Gouvernement juge indispensable pour poursuivre l’exécution des services publics dans les conditions ayant été approuvées l’année précédente par le Parlement », ceux-ci ne pouvant « excéder le montant des crédits ouverts par la dernière loi de finances de l’année ». Non prises en compte au titre des services votés, les augmentations de crédits de certains ministères prévues par les différentes lois de programmation sectorielles (Armée, Justice, Sécurité, Recherche) ne pourront donc pas entrer en vigueur au 1er janvier 2025. De même, et comme l’a indiqué le ministre chargé du Budget et des Comptes publics devant la commission des finances de l’Assemblée nationale, les dotations d’investissements aux collectivités territoriales (DETR, DPV, DSIL, DSID, « fonds vert », FNADT) ne pourront être versées tant que la loi de finances pour 2025 n’aura pas été adoptée, sauf urgence manifeste ou versement de montants déjà attribués.

Quelles voies s’offrent au prochain Gouvernement pour doter la France d’un budget ?

De deux choses l’une, désormais : soit le prochain Gouvernement dépose un nouveau PLF, soit il reprend là où il s’est arrêté l’examen du PLF déposé le 10 octobre dernier, quitte à annoncer très rapidement voire concomitamment le dépôt d’un projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2025 – ne serait-ce que pour introduire des mesures nouvelles et contourner ainsi la règle dite de l’« entonnoir », ou, pour des raisons cette fois-ci plus politiques que juridiques, se démarquer des choix fiscaux et budgétaires du Gouvernement précédent.

Une troisième option, réclamée par le président et le rapporteur général de la commission des finances de l’Assemblée nationale, MM. Éric Coquerel et Charles de Courson, consisterait pour le Gouvernement à déposer un projet de loi ordinaire portant diverses dispositions d’ordre financier, telles l’indexation du barème de l’impôt sur le revenu ou la prorogation des avantages fiscaux arrivés à leur terme le 31 décembre 2024, texte susceptible d’être inscrit à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale dès le 13 janvier 2025 en vue d’une adoption rapide (ce d’autant que ses mesures seraient toutes consensuelles). Cette troisième option ne serait cependant pas entièrement exclusive des deux précédentes, c’est-à-dire de l’adoption d’une loi de finances de l’année. Techniquement, un tel projet de loi ne pourrait contenir en effet aucune mesure de crédits budgétaires, de hausse comme de baisse, laissant pendantes la question du financement des besoins dépassant ceux de l’année 2024 comme celle du contrôle du déficit public ; politiquement, ce projet de loi hypothèquerait d’autant plus les chances d’adopter une authentique loi de finances que celle-ci ne comporterait alors plus que les dispositions les plus « urticantes ».

Si le Gouvernement de plein exercice nouvellement nommé décidait de déposer un nouveau PLF, celui-ci ne pourrait être promulgué avant le printemps prochain. Le dépôt et l’examen d’un nouveau PLF commanderaient en effet le respect des différentes étapes jalonnant la préparation du PLF (conférences budgétaires, arbitrages ministériels, rédaction du texte), qui pourraient certes en l’espèce être écourtées. À quoi s’ajouterait le respect de certains délais incompressibles, nécessaires à la consultation pour avis du Conseil d’État (article 39, alinéa 2 de la Constitution) et du Haut Conseil des finances publiques (article 61, IV de la LOLF) ainsi qu’à l’élaboration des différentes annexes explicatives jointes (article 51 de la LOLF) – quand bien même l’exercice revêtirait un caractère largement redondant avec la première mouture du PLF.

À l’inverse, la poursuite de l’examen du PLF pour 2025 alors en cours d’examen au Sénat lors de l’adoption de la motion de censure permettrait une promulgation plus rapide de la loi de finances. Juridiquement, rien ne s’oppose à la reprise de l’examen des missions du budget général de l’État, achevé pour seulement cinq d’entre elles (sur un total de trente-deux). En ce cas, une seconde délibération pourrait même être demandée par le nouveau Gouvernement sur les crédits et les articles rattachés aux missions déjà examinées (article 43, 4 du règlement du Sénat), avec l’accord toutefois de la Haute assemblée.

Quelle marges de manœuvre pour l’Assemblée nationale en cas de poursuite de l’examen du PLF pour 2025 interrompu au Sénat ?

Au terme de l’adoption quasi certaine du PLF par le Sénat – dans la version qu’il aura préalablement amendée –, on pourrait alors concevoir trois scénarios : premièrement, la convocation d’une commission mixte paritaire (CMP) conclusive rendant alors envisageable l’adoption rapide d’un texte, purgé le cas échéant de certaines de ses dispositions ; deuxièmement, la convocation d’une CMP qui échouerait et précipiterait une nouvelle lecture ; troisièmement, et avant que soit convoquée une CMP, une deuxième lecture dans chacune des deux assemblées, permettant ainsi à l’Assemblée nationale d’examiner au moins une fois dans son intégralité le PLF en séance publique. Le rejet de la première partie (volet recettes) par l’Assemblée nationale le 12 novembre en première lecture a, de fait, fait obstacle à la discussion en séance publique des missions budgétaires de la seconde partie (volet dépenses), en application de l’article 42 de la LOLF. En cas d’échec de la CMP dans le cadre du troisième scénario, s’ajouterait aux deux premières lectures une nouvelle lecture dans chaque chambre, avant une éventuelle dernière lecture.

Quoi qu’il en soit, la poursuite de la discussion budgétaire là où elle s’est arrêtée le 4 décembre serait conditionnée au respect des règles procédurales en vigueur, en particulier celui de la règle dite de l’« entonnoir » (article 45 de la Constitution). Concrètement, aucun amendement parlementaire ou gouvernemental ne pourrait être déposé portant article additionnel ou insérant des dispositions sans relation directe avec un article restant en discussion. Le texte étant considéré comme rejeté par l’Assemblée nationale, aucun article ne pourrait toutefois être considéré comme adopté dans les mêmes termes par les deux chambres, pas même les articles de la première partie supprimés et par l’Assemblée nationale et par le Sénat. Concernant les missions budgétaires de la seconde partie, l’Assemblée nationale jouirait, hors articles rattachés ou additionnels, de très larges marges de manœuvre, puisque les crédits resteraient tous modifiables en cas de seconde ou de nouvelle lecture du fait de la non-adoption de la première partie en première lecture.

Bref, il demeurerait loisible à l’Assemblée nationale d’amender dans d’assez larges proportions l’ensemble des articles du texte. Constitutionnellement, l’expiration du fait générateur de l’impôt (fixé au jour de la clôture de l’exercice en matière d’impôt sur les sociétés et au 31 décembre de l’année civile de réalisation ou de mise à disposition des revenus en matière d’impôt sur le revenu) rendrait cependant très aléatoire l’adoption rétroactive de certaines dispositions de la première partie, parmi celles dont le rendement fiscal attendu est le plus substantiel en 2025 (on pense en particulier aux 10 milliards d’euros de recettes escomptées au titre des articles 3 et 11 du PLF, prévoyant respectivement l’instauration d’une contribution différentielle sur les hauts revenus et la création d’une contribution exceptionnelle sur les bénéfices des grandes entreprises).

Quid, enfin, du délai de soixante-dix jours accordé au Parlement pour statuer sur le projet de loi de finances (article 47, alinéa 3 de la Constitution) ? Si la discussion du PLF déposé le 10 octobre se poursuivait, ce délai serait à l’évidence largement dépassé. La démission du Gouvernement le 5 décembre devrait néanmoins être interprétée comme ayant suspendu ce délai, notamment durant la période d’expéditions des affaires courantes. Le décompte inclurait également la suspension des travaux parlementaires. Le dernier alinéa de l’article 47 de la Constitution précise en effet que « les délais prévus au présent article sont suspendus lorsque le Parlement n’est pas en session ». En cas de dépassement de ce délai, l’article 47 de la Constitution ne prévoit au demeurant qu’une possibilité (et non une obligation) pour le Gouvernement de recourir à une ordonnance budgétaire.