Par Jean-Pierre Camby, Professeur associé à l’Université de Versailles-Saint-Quentin

Marine Le Pen peut-elle demander à être relevée de son inéligibilité, ou en obtenir une réduction ? 

Comme toute personne condamnée, elle peut naturellement faire appel, puis, le cas échéant, se pourvoir en cassation. Le pourvoi en appel est d’ailleurs, semble-t-il, déjà déposé. Mais, contrairement à la procédure civile où l’exécution provisoire est de droit commun (et souvent contestée par les parties) , il n’existe pas de recours spécifique contre l’exécution provisoire en droit pénal.

La peine d’inéligibilité est-elle automatique en cas de détournement de fonds publics ?

La réponse est négative quel que soit le dispositif légal applicable : l’article L. 131-26-2 du Code pénal (Article 19 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite  » Sapin 2″, reprise par la loi n° 2017-1339 du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique, mentionnée par le Tribunal), prévoit que la peine complémentaire d’inéligibilité est « obligatoirement prononcée » pour toute une série de délits, au nombre desquels figurent le détournement de fonds publics et son recel. Mais « obligatoire » n’est pas « automatique » : le droit pénal, pour intégrer la jurisprudence constitutionnelle qui exige l’individualisation de la peine, ne force jamais la main du juge : « Toutefois, la juridiction peut, par une décision spécialement motivée, décider de ne pas prononcer la peine prévue par le présent article, en considération des circonstances de l’infraction et de la personnalité de son auteur ».

Cependant, la loi Sapin 2 ne s’applique pas aux faits qui lui sont antérieurs et le Tribunal a rappelé que « compte tenu des relaxes partielles les contrats (litigieux) ont pris fin au plus tard le 15 février 2016 et non le 31 décembre 2016 » (comme on aurait pu le croire). C’ est donc le droit commun des inéligibilités du code pénal, dont l’article 432-17 dans sa version applicable aux faits, qui s’applique. La peine y est accessoire, à l’appréciation du juge, et non automatique.

Le prononcé de l’effet immédiat « par provision » (article 471 du code de procédure pénale ) est laissé, en toute hypothèse, à l’appréciation du juge.   

Est-elle ici d’effet immédiat ?

C’est sur ce point que se noue le débat juridique de la décision du Tribunal correctionnel du 31 mars : l’inéligibilité de Marine Le Pen a été assortie d’une exécution « par provision », c’est-à-dire qu’elle est entrée en vigueur immédiatement après lecture de la décision. Le problème majeur que pose ce jugement est donc celui de cette exécution immédiate de la peine d’inéligibilité de cinq ans, qui entraîne la déchéance immédiate  des mandats, sauf celui de députée, mais surtout l’impossibilité de se présenter à une élection, quelle qu’elle soit, tant que la peine n’est pas purgée.

Quels sont les justifications de cette exécution provisoire ?

Il n’existe toujours pas de « data » des décisions de justice de première instance ou des cours d’appel. Il est paradoxal que de telles décisions, compte tenu de leur importance, ne soient pas à disposition des citoyens au nom desquelles elle sont pourtant rendues. On doit à la presse les bonnes feuilles et à l’obligeance de cabinets d’avocats ou d’universitaires les mises en ligne.

Le Conseil constitutionnel a rappelé, dans sa décision QPC du 28 mars 2025, que l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité était destinée à « assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et …prévenir la récidive ». La Cour de cassation ( Cass. Crim. 27 août 2017 n° 17-80459) avait fait de même en refusant de renvoyer une QPC : « la faculté pour la juridiction d’ordonner l’exécution provisoire répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive, enfin, le caractère non suspensif du recours, lorsque l’exécution provisoire a été ordonnée, assure une juste conciliation entre cet objectif et celui à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice ». Or, cette mesure est en outre motivée dans la décision du tribunal correctionnel par le fait que « l’existence de mandats en cours, voire la prétention à briguer de tels mandats sont de nature à laisser persister un risque d’utilisation frauduleuse des deniers publics… et par le trouble qu’engendrerait en l’espèce le fait que soit candidat par exemple et notamment à l’élection présidentielle , voire élue une personne qui aurait déjà été condamnée en première instance notamment à une peine complémentaire d’inéligibilité ». Alors que tout notre droit constitutionnel et tout notre droit électoral garantissent de manière constante et absolue la liberté de candidature, indissociable de la démocratie, cette justification innovante est pour le moins fortement sujette à interrogation. C’est aujourd’hui l’empêchement de la candidature plus que son éventualité qui est cause de trouble à l’ordre public. Si une personne non définitivement jugée inéligible est candidate, les électeurs seront les meilleurs juges. Ils se prononcent alors en connaissance de cause.

Seule une inéligibilité définitivement jugée est de nature à produire des effets électoraux en amont de la consultation, du moins lorsque l’autorité publique est à même de l’empêcher à ce stade, et alors sous le strict contrôle du juge. Lorsque tel n’est pas le cas, la candidature d’une personne même définitivement inéligible ne peut être empêchée. Le juge de l’élection, a posteriori, ne peut tirer de conséquences que d’une candidature d’une personne dont l’inéligibilité est définitive (Cons. const. 13 février 2025, n° 2024-6341, Jura 2 e circ, qui annule l’élection, alors que l’élue est totalement étrangère à cette  irrégularité). Tout est fait pour garantir la liberté de choix de l’électeur. C’est ce qui est primordial en démocratie.

C’est parce qu’elle porte atteinte à cette liberté  que l’inéligibilité est strictement restreinte par le Conseil constitutionnel, comme en témoigne par exemple la décision du 8 septembre 2017 n° 2017-752 DC (pourtant sollicitée par ailleurs par le Tribunal correctionnel de Paris) : « Le 13 ° du paragraphe II de l’article 131-26-2 du code pénal introduit par l’article 1er prévoit que l’inéligibilité est obligatoirement prononcée pour certains délits de presse punis d’une peine d’emprisonnement. Or, la liberté d’expression revêt une importance particulière dans le débat politique et dans les campagnes électorales. Dès lors, pour condamnables que soient les abus dans la liberté d’expression visés par ces dispositions, en prévoyant l’inéligibilité obligatoire de leur auteur, le législateur a porté à la liberté d’expression une atteinte disproportionnée »

Il convient d’ajouter qu’ici, le risque de récidive par rapport aux faits est difficilement concevable :  seule la gestion de mandats échus est en cause. Le seul risque de récidive serait celui de l’infraction reproduite à d’autres mandats ou campagnes électorales, étant cependant observé que Marine Le Pen a été condamnée à la fois comme auteur de ce type d’infraction et également en qualité de complice.

La position du Conseil constitutionnel dans la QPC du 28 mars 2025 est-elle prise en compte ?

Par cette QPC, le Conseil constitutionnel était saisi des articles L 230 et L 236 du code électoral, qui portent sur l’inéligibilité aux mandats municipaux et la déchéance du mandat qui en résulte. La question posée au Conseil, qui faisait référence à l’article 471 du code de procédure pénale qui prévoit l’exécution « par provision », avait cependant une portée plus générale. Elle concernait notamment l’élection présidentielle, puisque la loi organique du 6 novembre 1962 relative à l’élection présidentielle dispose qu’une personne inéligible ne peut concourir  à cette élection, par renvoi à l’article L 199 du code électoral, aux termes duquel : « Sont inéligibles les personnes désignées à l’article L.6 et celles privées de leur droit d’éligibilité par décision judiciaire en application des lois qui autorisent cette privation. »

La réserve d’interprétation (qui fait partie du dispositif et qui s’impose notamment aux autorités juridictionnelles en application de l’article 62 de la Constitution) offre donc une réponse qui vaut pour toute élection à venir. Elle dispose : « Sauf à méconnaître le droit d’éligibilité garanti par l’article 6 de la Déclaration de 1789, il revient au juge, dans sa décision, d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte que cette mesure (l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité) est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur ».  

Cette réserve a fait l’objet de commentaires contradictoires entre le 28 et le 31 mars. Elle aurait dû conduire le juge à tenir compte de la restriction apportée par une mesure d’application immédiate à la liberté des électeurs, pour toute élection à venir, et des incidences de cette mesure. Il est évident que l’examen de la proportionnalité auquel elle oblige n’a pas été effectué par le tribunal correctionnel s’agissant de Mme Le Pen .   

En revanche, l’inéligibilité prononcée à l’encontre de Louis Aliot n’est pas d’effet immédiat. Le maire de Perpignan a été condamné à six mois de prison ferme et trois ans d’inéligibilité, mais sans exécution provisoire « pour préserver la liberté des électeurs qui ont choisi leur maire ». Sur ce point, la réserve a donc été prise en compte ( point 5-1 du jugement).

Marine Le Pen peut-elle exercer une action spécifique contre l’exécution provisoire ?

Il n’existe aucune voie de droit s’agissant de l’exécution immédiate mais seulement, comme le Conseil constitutionnel l’a relevé dans la décision QPC du 28 mars 2025, une voie de recours ouverte contre la décision administrative prononçant la déchéance du mandat,  (en l’espèce le mandat de conseillère départementale du Pas de Calais) : « l’intéressé peut former contre l’arrêté prononçant la démission d’office une réclamation devant le tribunal administratif ainsi qu’un recours devant le Conseil d’État. Il résulte par ailleurs de la jurisprudence constante du Conseil d’État que cette réclamation a pour effet de suspendre l’exécution de l’arrêté, sauf en cas de démission d’office notifiée à la suite d’une condamnation pénale définitive ».

A l’occasion du pourvoi en appel, une QPC serait par ailleurs recevable à la triple condition de porter sur les dispositions applicables à l’instance, de n’être pas déjà jugée conforme à la Constitution, sauf changement de circonstances, et de poser une question sérieuse ou nouvelle. Mais la Cour de cassation a déjà refusé un renvoi (voir ci-dessus).  

Le garde des Sceaux peut-il donner des consignes concernant le calendrier du procès en appel, de manière à ce que la décision de la Cour d’appel soit rendue avant les élections présidentielles de 2027 ?

Ce point a été évoqué au cours de la houleuse séance des questions au gouvernement du 2 avril 2024. La réponse est clairement négative. Le calendrier relève de la seule décision du Parquet général, en liaison avec le Siège. L’audiencement est concrètement fixé par le Président avec l’avocat général lorsqu’il s’agit d’affaires qui, comme celle-là, vont mobiliser une activité inhabituelle et des moyens logistiques spéciaux compte tenu de l’affluence de la presse et du public, du nombre de parties, etc. De plus, ce type d’affaires peut mobiliser des juges pendant plusieurs mois, notamment le président, pour étude du dossier et des arguments et pour la rédaction de la décision. La Cour d’appel de Paris a naturellement les moyens de faire face dans un délai raisonnable à de telles nécessités. La date annoncée pour la décision est l’été 2026. Cela impliquerait un procès audiencé aux alentours du mois de mars 2026. Il serait souhaitable que l’affaire des assistants de parlementaires européens du MODEM (dans laquelle la question de l’exécution provisoire ne se pose pas) fasse l’objet de la même priorité d’examen. Dans l’intervalle, Marine Le Pen ne peut être candidate à aucune élection législative, départementale, municipale ou présidentielle.

Marine Le Pen peut-elle, malgré son inéligibilité, conserver son mandat de députée ?

Elle le conserve jusqu’à une décision définitive. Ce point ne souffre pas débat. Le Conseil constitutionnel a rendu à ce jour 28 décisions de déchéance de mandat parlementaire en application des articles LO 136 et LO 296 du code électoral. Il rejette les demandes de déchéance lorsque les parlementaires concernés ne sont pas définitivement jugés. Il  prononce un non-lieu à statuer lorsque l’appel ne confirme pas l’incapacité électorale ( n° 2006-17 D du 16 mars 2006), lorsque la Cour de cassation renvoie devant la Cour d’appel ( n° 2009-21 D du 29 juillet 2010) ou lorsque l’élu a démissionné entre temps ( n° 2007-19 D du 22 mars 2007). Le cas échéant, il sursoit à statuer jusqu’à ce que la Cour de cassation se prononce ( n° 2009-21S D du 22 octobre 2009). La différence entre mandats locaux, où la déchéance prend immédiatement effet, et mandats parlementaires a été justifiée par le Conseil constitutionnel  le 28 mars eu égard à la nature de ces derniers : « au regard de leur situation particulière et des prérogatives qu’ils tiennent de la Constitution, les membres du Parlement se trouvent dans une situation différente de celle des conseillers municipaux ».

Peut-elle devenir ministre ?

La réponse juridique est, en l’état actuel de la procédure, positive même si l’exemplarité en pâtirait. Paradoxalement, rien ne l’empêche, juridiquement, à ce stade. Sa situation patrimoniale ou fiscale personnelle n’est pas en cause, le tribunal correctionnel a retenu qu’il n’y avait pas d’enrichissement personnel. Une inéligibilité définitivement jugée serait en revanche un obstacle dirimant à l’exercice d’une fonction publique pour le juge pénal (code pénal article 131-26), ce que confirme la jurisprudence administrative.

Un pourvoi en cassation est-il suspensif ?

La réponse est négative s’agissant de l’exécution provisoire. En revanche, elle est positive sur les peines prononcées. La peine effectuée par provision, entre le 31 mars et la date du jugement définitif, s’imputera en toute hypothèse sur la peine restant à purger.

Une issue législative est-elle immédiatement possible ?

C’est la voie qui est ébauchée avec l’annonce du dépôt et de l’inscription à l’ordre du jour d’une proposition de loi des groupes parlementaires soutenant Marine Le Pen. Ce texte viserait à supprimer l’exécution provisoire des peines d’inéligibilité. Sans même évoquer l’incertitude des débats et des votes parlementaires et la position du gouvernement, cette loi, une fois votée, ne pourrait rétroagir sur le jugement du 31 mars 2025 mais simplement comporter une rétroactivité in mitius : application immédiate de la mesure la plus douce, sans qu’il soit possible de déterminer avec certitude, à ce stade, si elle suspendrait automatiquement l’exécution provisoire ou si une procédure particulière devrait alors être prévue. Et on ne peut ignorer qu’un texte législatif ne saurait, dans le contexte extrêmement sensible que nous connaissons, et les incidences potentielles sur les situations individuelles, aboutir à remettre en cause la définition des incriminations ou à exonérer de sanction les faits répréhensibles. Tout mécanisme d’amnistie influant sur des procédures en cours ou en voie d’être ouvertes se retournerait immanquablement contre ceux à qui elle profiterait et creuserait encore la crise de confiance de nos concitoyens envers les institutions.