Par Anne Jacquemet-Gauché, Professeur de droit public à l’Université Clermont Auvergne

Pourquoi le juge judiciaire est-il compétent pour condamner l’État ?

La France fonctionne selon un principe de dualité de juridiction : le juge judiciaire est compétent pour engager la responsabilité civile (lorsque la victime souhaite obtenir des dommages-intérêts de la part de l’auteur des faits) ou pénale (pour que soit puni l’auteur des faits) des personnes privées, tandis que le juge administratif l’est en principe pour juger de la responsabilité pécuniaire des personnes publiques et donc de l’État. Il existe cependant des exceptions. Le juge judiciaire est compétent dès lors qu’est mis en cause le fonctionnement du service public de la justice, ce qui est le cas dans la présente affaire. L’article L.141-1 du Code de l’organisation judiciaire l’énonce clairement : « L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice ».

À quelles conditions la responsabilité du service public de la justice est-elle engagée ?

Jusque dans les années 1950, il était quasiment impossible d’engager la responsabilité du fait de l’activité juridictionnelle. Une loi de 1972, désormais codifiée à l’article L. 141-1 précité, a fait évoluer les choses, mais demeure restrictive dans la mesure où la « responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ». Plusieurs arguments sont avancés pour justifier cette situation : rendre la justice est une activité de souveraineté qu’il convient de préserver d’une trop fréquente mise en cause et il faut, de plus, éviter que les justiciables tentent de contester les décisions de justice qui leur sont défavorables en essayant d’engager systématiquement la responsabilité de l’État. La Cour de cassation considère que constitue une faute lourde « toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » (Cass, Ass. Plé., 23 février 2001, n° 99-16.165, consorts Bolle-Laroche). La faute lourde a ainsi pu être retenue dans le cadre de contrôles d’identité discriminatoires (Cass. civ. 1ere, 9 nov. 2016) et elle l’est de plus en plus dans le cadre de féminicides : a par exemple été jugé très récemment que « l’ absence de tout compte rendu aux services du parquet et de tout acte d’investigation » avant l’enlèvement de Nathalie Debaillie alors que nombre de mains courantes avaient été déposées au commissariat, démontrant le harcèlement dont elle faisait l’objet et la potentielle dangerosité de l’auteur, relevait aussi de cette qualification  (TJ Paris, 4 juin 2025, n° 23/16014). Enfin, dans le cadre d’une autre grande affaire judiciaire, celle du « petit Grégory » Villemin, la Cour d’appel de Versailles a retenu la faute lourde pour un ensemble de défaillances. Elle souligne que « l’absence totale de maîtrise des éléments d’une instruction conduite presque sur la place publique caractérise la déficience du service de la justice à remplir sa mission de protection juridictionnelle » et « que la passivité des autorités judiciaires ou leur involontaire participation aux débordements constatés sont à l’origine de cette situation ». S’y ajoutent des « lacunes et insuffisances de l’enquête et de l’instruction initiale à plusieurs niveaux » et enfin l’« insuffisance de recherches » qui « a entravé l’éclosion de la vérité » (CA Versailles, 15 mai 2002, n° 01/02674, Madame L. et autres c/ Agent judiciaire du Trésor). Dans le cadre de l’affaire Estelle Mouzin, qui n’est pas encore jugée, nous n’avons pas connaissance des griefs précis, si ce n’est que le père semble arguer d’une mauvaise gestion du dossier – dans l’enquête initiale, mais aussi en raison du nombre de magistrats qui se sont succédé. Il appartient désormais au juge judiciaire d’examiner chaque fait allégué pour déterminer s’il constitue à lui seul, ou du fait de leur cumul, une faute lourde.

Néanmoins, pour engager la responsabilité, la qualification de faute n’est pas suffisante à elle seule. Il faut également que les demandeurs prouvent qu’ils ont subi un préjudice et qu’il existe un lien de causalité entre celui-ci et le fait reproché à l’État. En l’espèce, le dysfonctionnement du service n’a pas causé l’assassinat de la fillette, tout comme dans l’affaire du « petit Grégory » d’ailleurs. Ce préjudice-là ne peut donc pas être indemnisé dans ce cadre. En revanche, les diverses défaillances ont pu retarder les chances d’identifier et de juger l’auteur du meurtre – décédé trop tôt pour être traduit en justice pour celui-ci –, voire de retrouver le corps de la fillette, qui ne l’a jamais été. Dans ce contexte, la perte de chance pourrait être retenue, c’est-à-dire que le juge pourrait considérer que les fautes commises ont réduit la probabilité qu’un tel évènement (favorable) survienne. C’est donc plutôt un préjudice moral du père qui sera caractérisé, ajouté d’un préjudice financier (notamment au vu du coût des procédures et du temps investi), tous deux indemnisés au prorata de la perte de chance.

Pourquoi ce recours est-il intenté maintenant ?

Il semblerait que le recours ait été déposé par le père de la victime en 2018, soit 15 ans après l’assassinat, survenu en 2003. La décision devrait être rendue à l’automne 2025, ce qui signifie d’ailleurs qu’un autre recours en responsabilité, pour durée excessive du procès, pourrait venir se superposer à la demande initiale – dénotant une carence supplémentaire en matière juridictionnelle.

Sans que l’on ait connaissance des motivations précises du demandeur, soulignons que, dans ce genre de situation, elles ne sont généralement pas pécuniaires. Les victimes ou leurs ayants droit sont mus par deux sortes de considérations. Les unes d’ordre individuel : entendre de la voix de la justice (de la décision « rendue au nom du peuple français ») que l’État a manqué à ses obligations et se voir reconnaître ce statut de victime, ce qui est de plus en plus considéré comme participant d’une forme de réparation. Les autres motifs sont d’ordre collectif et altruiste : alerter par la voie juridictionnelle et médiatique sur les défaillances de la justice et sur ses carences structurelles pour provoquer une réaction des pouvoirs publics et de l’opinion publique de sorte que de telles affaires ne se reproduisent plus à l’avenir. Au vu de l’état actuel de la justice en France et des moyens dont elle dispose – qui sont parmi les plus faibles d’Europe – il y a de forts risques que de tels contentieux se multiplient à l’avenir.