Affaire Chahinez Daoud : la responsabilité de l’État peut-elle être engagée ?
La famille de Chahinez Daoud a souhaité, engager une procédure pour faire reconnaître la responsabilité de l’Etat, la jeune femme ayant été brulée vive par son époux alors qu’elle avait déposé plusieurs plaintes contre lui. Alors que celui-ci a été condamné à une peine de réclusion criminelle à perpétuité par la Cour d’assises de Gironde le 28 mars, une telle action est-elle possible et surtout a-t-elle des chances d’aboutir ?

Par Hélène Pauliat, Professeur de droit public à l’université de Limoges.
Comment la responsabilité de l’État est-elle encadrée ?
La difficulté en droit français repose en premier lieu sur la distinction entre police administrative et police judiciaire. Si les activités de prévention, qui relèvent de la première, peuvent engager la responsabilité de l’Etat devant le juge administratif avec application des règles du droit public, en raison, en particulier d’une carence des autorités de police, les activités de répression, de recherche des auteurs d’une infraction ressortissent, elles, de la seconde : la police judiciaire. Elles ne peuvent donner lieu à engagement de la responsabilité de l’État que sous certaines conditions.
S’agissant de la responsabilité des services de la justice, les principes sont posés par l’article L. 141-1 du Code de l’organisation judiciaire, selon lequel « L’Etat est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice ». Dans un arrêt d’Assemblée plénière (23 février 2001, n° 99-16.165), la Cour de cassation a précisé que « constitue une faute lourde toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi » et la Cour a également indiqué que l’exigence de faute lourde n’apparaissait pas contraire aux dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. La décision du 23 février 2001 a été rendue dans l’interminable affaire dite du petit Grégory, un certain nombre de dysfonctionnements du service judiciaire ayant été mises au jour (rivalité entre le service régional de police judiciaire et la gendarmerie, liens unissant certains enquêteurs à des témoins, pièces à conviction égarées, erreurs graves et répétées de procédure ayant donné lieu à des annulations de pièces pourtant majeures).
L’engagement de la responsabilité de l’Etat est donc juridiquement possible.
Dans quelles conditions la responsabilité de l’État peut-elle être engagée ?
La Cour de cassation a rappelé une première condition : l’action en responsabilité pour faute lourde ou déni de justice prévue à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire n’est ouverte qu’aux usagers de la justice qui critiquent, au regard de la mission dont est investi le service public de la justice, et en leur qualité de victime directe ou par ricochet de son fonctionnement, une procédure déterminée dans laquelle ils sont ou ont été impliqués (Cass. Cic. 1ère ch., 30 sept. 2020, n° 19-20.018). Tel est le cas des parents et de la famille de Mme Daoud.
Dans le contexte de l’affaire Chahinez Daoud, la responsabilité n’est pas fondée sur un refus d’enregistrer les plaintes de la victime, qui pourrait donner lieu à engagement de responsabilité de l’Etat pour faute lourde, dans la mesure où il s’agit, pour les policiers et les gendarmes, d’une obligation, la plainte devant ensuite être transmise au Procureur de la République.
La Cour de cassation a eu, en ce domaine, à reconnaître l’existence d’une faute lourde : « Alors d’une part que toute déficience caractérisée par un fait ou une série de faits traduisant l’inaptitude du service public de la justice à remplir la mission dont il est investi constitue une faute lourde de nature à engager la responsabilité de l’Etat ; que le service public de la justice a notamment pour mission de recevoir les plaintes et d’aviser les plaignants des suites, même négatives, qui leur sont données ; que l’arrêt attaqué constate que M. X… n’a pas été informé de l’issue de sa première plainte, vraisemblablement égarée, et que la procédure consécutive à sa seconde plainte, après avoir été transmise au Parquet de Grasse, a été retournée au Parquet de Périgueux puis classée, sans qu’il en ait été avisé », s’en suit la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat pour faite lourde (Cass. Civ. 1ère ch., 20 mai 2009, n° 08-15.801).
La responsabilité de l’État peut-elle être engagée dans l’affaire Daoud ?
La question porte sur l’absence de réactivité des services de police et de justice pour empêcher le mari de s’approcher de sa femme. Dans un premier temps, alors qu’elle avait dénoncé les violences de son mari, déjà condamné d’ailleurs pour ces faits, elle n’avait pas pu bénéficier d’un téléphone grave danger. Le rapport de la mission conjointe de l’Inspection générale de l’administration et de la mission d’inspection générale de la justice a relevé un nombre important de dysfonctionnements et de défaillances, comme la prise en charge très incomplète du dernier dépôt de plainte de la victime avant son assassinat, l’absence d’échanges entre les services de police et de justice en particulier lors de la remise en liberté du mari. L’ensemble de ces faits a d’ailleurs conduit à des sanctions disciplinaires de plusieurs responsables et agents de police.
La faute lourde est ensuite à établir ; tel est le cas pour la répétition abusive par les forces de l’ordre de contrôles d’identité au faciès, contrôles fondés sur des critères profondément discriminatoires ; tel est également le cas de l’absence totale d’acte dans un dossier d’enquête, dans une affaire simple, transmis 7 ans après les faits au procureur de la République (CA Agen, 5 mars 2025, RG n° 24/00058) ; en revanche, tel n’est pas le cas s’agissant du non-respect des délais d’action d’un juge d’instruction, qui, en l’espèce, avait dû concilier des textes contradictoires (CA Paris, 24 janvier 2012,10/13242).
L’absence d’échanges pertinents entre services de police, services de l’administration pénitentiaire et justice pose question. L’absence de protection de la victime alors qu’elle avait déposé plainte, l’absence d’information de la victime sur la remise en liberté de son mari et des risques qu’elle était susceptible d’encourir pose également problème. Il est sans doute envisageable que l’accumulation de dysfonctionnements constitue une faute lourde au sens de la jurisprudence de la Cour de cassation.
La mise en jeu de la responsabilité de l’État pourrait alors ouvrir la voie à une indemnisation de la famille de Madame Daoud. Elle constituerait également une occasion de mettre en lumière les dysfonctionnements des services concernés, tout en incitant à la mise en place de dispositifs pour y remédier.