Par Diane Roman, Professeure à l’Ecole de droit de la Sorbonne – Université Paris I, Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne, UMR 8103

Où en sommes nous de la procédure de révision constitutionnelle ?

A l’heure actuelle, le droit d’accès à l’avortement est consacré par la loi, et notamment l’article L2212-1 du Code de la santé publique, qui dispose que « la femme enceinte qui ne veut pas poursuivre une grossesse peut demander à un médecin ou à une sage-femme l’interruption de sa grossesse. Cette interruption ne peut être pratiquée qu’avant la fin de la quatorzième semaine de grossesse. Toute personne doit être informée sur les méthodes abortives et a le droit d’en choisir une librement ». Certes, l’enjeu qui se pose aujourd’hui est davantage une question d’effectivité de ce droit que de menace immédiate de régression mais les exemples étrangers montrent cruellement combien la situation est fragile, y compris dans des pays où ce droit semblait solidement acquis.

C’est au regard de ces considérations et des craintes pour l’avenir qui peuvent légitimement exister que s’est posée la question de la constitutionnalisation de l’avortement, dans un contexte marqué par un consensus politique apparent entre le législateur et le pouvoir exécutif. En effet, le 24 novembre 2022, une très large majorité de députés a adopté une proposition de loi visant à ajouter à la Constitution un article 66-2 qui disposerait : « La loi garantit l’effectivité et l’égal accès au droit a l’interruption volontaire de grossesse ». La proposition de loi constitutionnelle a ensuite été débattue au Sénat le 2 février 2023 et doublement modifiée : d’une part, elle a été réécrite dans les termes suivants : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse ». D’autre part, elle a été déplacée à l’article 34 de la Constitution. Pour le moment, aucune seconde lecture n’a été inscrite à l’agenda parlementaire. En dernier lieu, le 8 mars 2023, à l’occasion de l’hommage national rendu à Gisèle Halimi, le président de la République a annoncé la présentation d’un projet de loi qui inscrirait dans la Constitution « la liberté des femmes à recourir à l’interruption volontaire de grossesse » mais aucun texte, pour l’heure, n’a été présenté. Lors de son discours prononcé à l’occasion des 65 ans de la Constitution, il a réitéré son souhait et sa volonté accorder « les points de vue entre l’Assemblée nationale et le Sénat » sur l’IVG afin de convoquer un Congrès à Versailles. Nous entrons ainsi dans une nouvelle phase politique.


Quels sont les enjeux de la constitutionnalisation du droit des femmes à pouvoir interrompre une grossesse ?


Ces enjeux sont doubles : il s’agit tout à la fois de consacrer la liberté des femmes et l’égalité entre les femmes et les hommes. Protéger l’avenir, d’une part, en consacrant un principe de non régression, c’est-à-dire une sorte de « droit cliquet », pour reprendre une ancienne notion de droit constitutionnel. Le droit à l’avortement n’a été reconnu que de façon très incertaine par le Conseil constitutionnel. En 2001, il a certes estimé, à l’occasion de l’allongement du délai d’IVG de 10 à 12 semaines de grossesse, que « la loi n’a pas, en l’état des connaissances et des techniques, rompu l’équilibre que le respect de la Constitution impose entre, d’une part, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme de dégradation et, d’autre part, la liberté de la femme qui découle de l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ».

Certains y ont vu une consécration implicite et indirecte de l’avortement, mais il convient de relever que la décision du Conseil n’a validé le dispositif législatif qu’au prix d’une conciliation entre la liberté de la femme et le respect de la dignité de la personne humaine. Elle suggère que l’embryon est sinon doté de droits – qui ne s’acquièrent qu’avec la personnalité juridique dont ne jouit pas l’enfant à naître -, du moins d’un intérêt protégé par un principe juridique aussi éminent que la sauvegarde de la dignité de la personne humaine. Or le même argument des droits et intérêts de l’embryon et du fœtus est justement utilisé à l’étranger pour refuser la reconnaissance d’un droit à pratiquer une IVG : c’est le cas de la Cour européenne des droits de l’Homme ; c’est également le cas de la Cour suprême des Etats-Unis, qui insiste sur la particularité de l’avortement : celle de « détruire […] la vie d’un être humain à naître ». En d’autres termes, « il n’est pas raisonnable de considérer que le Conseil constitutionnel a déjà constitutionnalisé le droit à l’avortement », et encore moins qu’il lui ait reconnu une protection certaine, tant le Conseil insiste à chaque fois sur la marge d’appréciation dont dispose le législateur. Constitutionnaliser le droit d’accès à l’avortement, c’est donc en premier lieu, sécuriser la liberté des femmes de pouvoir choisir – ou pas – de devenir mères.

Mais la constitutionnalisation du droit traduit également, et d’autre part, un second enjeu. Celui de l’égalité entre les femmes et les hommes. Comme l’avait souligné Simone de Beauvoir, « la loi sur l’avortement est une pièce essentielle du système que la société a mis en place pour opprimer les femmes ». Ne pas consacrer les droits reproductifs, parmi lesquels le droit des femmes à interrompre une grossesse non désirée, aboutit à renforcer une inégalité de statut entre hommes et femmes, ces dernières assumant seules la charge spécifique de la grossesse, et de l’accouchement. En ce sens, dénier aux femmes la possibilité d’effectuer des choix sur leur corps et les réduire à un instrument procréatif est contraire à l’égalité des sexes et constitue une discrimination fondée sur le genre. Ce point est aujourd’hui reconnu par le droit international des droits humains10, même si l’idée est encore peu intégrée dans les débats juridiques français.

Quels sont les termes du débat politique et juridique sur les modalités de constitutionnalisation du droit à l’avortement ?


Si on laisse de côté les interrogations sur la procédure suivie, le chef de l’État ayant clairement annoncé son intention de déposer un projet de loi constitutionnelle qui serait ensuite soumis au Congrès selon la procédure prévue par l’article 89 alinéa 3 de la Constitution, ici encore, la question se dédouble : il s’agit à la fois de savoir à quel endroit du texte constitutionnel insérer la disposition et dans quels termes.

La question de l’endroit est révélatrice des insuffisances de notre texte constitutionnel : faute de véritable charte écrite des droits et libertés dans la Constitution de 1958, chaque révision visant à consacrer de nouveaux droits s’est faite par tâtonnements. Et ici encore, de nombreuses hésitations apparaissent. Certaines propositions invoquent le précédent de l’abolition de la peine de mort, inséré à l’article 66-1 de la Constitution, même si on voit mal la pertinence de reconnaître le droit des femmes à pouvoir interrompre une grossesse dans un titre de la Constitution consacré à l’autorité judiciaire. D’autres invoquent le précédent de la Charte de l’environnement et plaident pour un texte autonome, « adossé » à la Constitution – mais il parait peu opportun de continuer à réviser la Constitution par voie de codicilles. Parmi les pistes les plus sérieuses, la proposition de réviser l’article 1er, soutenue par la CNCDH, viserait à ajouter la liberté d’avorter aux grands principes consacrés par la constitution (égalité devant la loi, sans distinction d’origine, de race ou de religion ; égalité entre les femmes et les hommes).

En dernier lieu, l’article 34 de la Constitution est parfois retenu (comme le montre le vote sénatorial de février dernier). Mais c’est oublier que l’article 34 de la Constitution est avant tout un texte d’habilitation du législateur, dans le contexte de parlementarisme rationalisé que la Constitution de 1958 instaurait. Nul ne soutent que l’avortement relève du domaine réglementaire ; c’est bien la justification de la loi Veil et des autres réformes législatives qui lui ont été apportées ! En définitive, la question de la place à trouver dans la Constitution est d’une importance secondaire, tant l’essentiel est ailleurs : dans la terminologie à retenir.

Le cheminement parlementaire de la proposition de loi constitutionnelle montre bien les hésitations terminologiques : l’avortement doit-il être un « droit garant », comme le souhaite l’Assemblée Nationale, ou – comme le préfère le Sénat – une « liberté déterminée » par la loi ? La distinction entre droit et liberté ne parait pas déterminante, tant le régime juridique des uns et des autres est désormais harmonisé. En revanche le choix du verbe est essentiel. Comme l’indique Stéphanie Hennete-Vauchez, « le verbe ‘garantir’ indique non seulement une action du législateur mais aussi une direction qu’elle doit suivre – méliorative. […] Par contraste, le verbe ‘déterminer’ […] paraît tout à fait neutre du point de vue de la direction substantielle (non) indiquée au législateur ».

Une loi entendant réduire le délai légal à 6 semaines, imposer des conditions supplémentaires aux femmes enceintes (comme écouter les battements de cœur fœtaux ou obtenir l’autorisation du géniteur ou des parents) ou réduire le nombre d’établissements autorisés à pratiquer des IVG pourrait bien être considérée comme « déterminant les modalités » de l’accès à l’avortement… C’est d’ailleurs exactement la stratégie suivie, à l’étranger, par certaines législatures pour rendre quasi impossible l’accès à l’avortement, « dans l’intérêt de la femme enceinte ».

En d’autres termes, si la constitutionnalisation du droit à l’avortement entend sécuriser l’avenir et protéger les femmes contre des ressacs politiques que tout laisse à craindre, la constitutionnalisation ne doit pas être « un jeu de dupes » et doit clairement poser que les législatures à venir, quelle que soit leur couleur politique, ne pourront revenir sur un acquis : celui des femmes à disposer de leur corps.

A lire sur le même thème :

L’inscription du droit à l’IVG dans la Constitution est-elle utile ?