Pourquoi l’État envisage-t-il d’inscrire le droit à l’IVG dans la Constitution ?

Il est nécessaire de rappeler l’origine de cette idée qui explique l’annonce faite par le président de la République. En juin 2022, la Cour suprême des États-Unis a rendu un arrêt important concernant l’avortement, renversant une jurisprudence de 1973 qui reconnaissait une large possibilité de recours à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Le 24 juin 2022, la Cour suprême a simplement rappelé que la législation relative au recours à l’IVG relevait des États fédérés qui pouvaient ainsi avoir des législations différentes, plus ou moins libérales.

Mais cette jurisprudence, énoncée dans le cadre d’un État fédéral, n’est transposable en aucun cas en France, État unitaire et à la législation nationale (voir aussi sur ce sujet l’article d’Anne Levade). Pourtant, certains parlementaires ont craint que cette jurisprudence américaine ne conduise à remettre en cause en France, à l’occasion d’échéances électorales à venir, ce qu’ils ont qualifié de « droit à l’avortement », expression inexacte car la loi de 1975, dite « loi Veil », n’établit qu’un droit dérogatoire, à l’origine en cas de « situation de détresse » de la femme, condition supprimée depuis.

L’idée de ces parlementaires a donc été de « constitutionnaliser le droit à l’IVG » pour le pérenniser, alors même qu’aucun mouvement politique ne souhaite le supprimer. Plusieurs propositions de loi ont alors été déposées sur le bureau des assemblées parlementaires, en 2018 et 2019. L’une d’elles a prospéré, votée par l’Assemblée nationale puis votée par le Sénat, après une modification majeure, remplaçant l’expression « droit fondamental à l’IVG et à la contraception ». Le Sénat, chambre moins éruptive, a rédigé différemment la proposition de loi constitutionnelle, préférant conforter la compétence du législateur, en ajoutant un alinéa à l’article 34 de la Constitution énonçant que « la loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté de la femme de mettre fin à sa grossesse », ce qui est fort différent.

Cette proposition de loi constitutionnelle devait revenir à l’Assemblée nationale le 30 novembre 2023, profitant d’une « niche parlementaire » de La France Insoumise dont on pouvait supposer qu’elle voterait la proposition en l’état, acceptant la « liberté » comme la première marche vers le « droit » à l’IVG.

Mais, dans le cas de ce vote conforme du même texte constitutionnel par les deux assemblées, l’article 89 de la Constitution impose que le président de la République organise un référendum pour soumettre ce texte au vote des Français, ce qui comporte un fort aléa car l’on sait que, lors d’un référendum, on s’intéresse plus à celui qui a posé la question qu’à la question elle-même…

Le président de la République a bien senti le danger et a, en quelque sorte, « repris la main » en préemptant cette réforme, annonçant le dépôt d’un projet de loi constitutionnelle qui lui permettra de le proposer, après un vote conforme de chaque chambre du Parlement, à un vote du Congrès, réunion de l’Assemblée nationale et du Sénat, à la majorité des 3/5èmes des suffrages exprimés. Politiquement, l’enjeu n’est pas le même, surtout pour le président….

Ce rappel procédural, un peu complexe, est nécessaire pour expliquer pourquoi le président de la République a fait cette annonce, dans un moment où, objectivement, les esprits sont tournés vers une situation internationale inquiétante.

Inscrire la liberté de la femme de recourir à l’IVG dans la Constitution est peu utile, pour des raisons conjoncturelles et juridiques. On l’a dit, personne ne souhaite aujourd’hui, dans la classe politique, remettre en cause l’accès à l’IVG, même si le recours considérable à l’IVG (234.300 en 2022, un quart des naissances potentielles dans notre pays) interroge.

Sur le plan juridique, la liberté de la femme de recourir à l’IVG, rappelée par le Conseil constitutionnel en 2001 découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789 sur la liberté générale. Cette liberté, comme toute liberté d’ailleurs, ne peut être absolue car elle doit être conciliée avec d’autres libertés, droits et principes, comme le principe de dignité de la personne humaine dégagé en 1994 par le Conseil constitutionnel, lors de l’examen des lois bioéthiques. On le voit, l’inscription dans la Constitution ne garantit absolument pas une liberté absolue. Mais cela vient « percuter » la législation organisant l’IVG et plusieurs principes constitutionnels fondamentaux.

Qu’est-ce que cette inscription changerait concrètement ?

On l’a dit, cette inscription dans la Constitution vient se heurter à d’autres principes constitutionnels. On a cité le principe de dignité de la personne humaine mais aussi la liberté de conscience des personnels de santé qui peuvent, avec la loi Veil de 1975, refuser, en conscience, de procéder à des IVG, et qui est aussi une liberté constitutionnelle. On pense également à la liberté personnelle des personnels de santé, à la protection de la santé, énoncée par les alinéas 10 et 11 du Préambule de la Constitution de 1946, intégré au bloc de constitutionnalité, à la protection constitutionnelle de l’intérêt supérieur de l’enfant énoncée encore par le Conseil constitutionnel en 2019.

Et on peut encore citer l’article 16 du Code civil qui dispose que « la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ». La liberté du recours à l’IVG vient en contradiction avec tous ces principes. Les juges, constitutionnel, civil, pénal, administratif, pourront-ils hiérarchiser et concilier tout cela ? Il est probable que certains droits et libertés risquent de passer à la trappe, on pense à la clause de conscience des personnels de santé, régulièrement attaquée.

Inscription de l’IVG dans la Constitution : protection réelle ou symbolique ? 

Cette agitation constitutionnelle est un peu suspecte : donner des gages à certains activistes, noyer la liberté d’IVG dans un texte plus large tel qu’annoncé par ailleurs par le président de la République (Corse, Nouvelle-Calédonie, décentralisation, …). Cette inscription est disproportionnée en ce qu’elle ne consolidera pas ce qui existe déjà, elle nécessitera au contraire de refondre une partie du droit de la santé publique et du droit médical pour assurer à tout prix cette nouvelle liberté constitutionnelle. Évidemment, le symbole est réclamé à grands cris mais la Constitution n’est pas qu’un texte symbolique, de principes, elle est aussi un texte normatif, justiciable, comme le montre le contentieux de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La Constitution, interprétée par les juges, doit concilier les droits et libertés pour les conforter et non pour les opposer. « Rigidifier » une telle liberté ne la rendra pas plus effective, ce qu’elle est actuellement, mais créera des oppositions au sein des acteurs de la santé et entre les citoyens. Le moment est-il bien choisi ?