Par Philippe Blachèr, Professeur à l’université Jean Moulin Lyon 3

Le désistement d’un candidat porte-t-il atteinte à la « sincérité démocratique » ?

Tout d’abord, l’expression « sincérité démocratique » n’a pas, en elle-même, de signification précise en droit. Si l’on supprime l’adjectif « démocratique » qui complexifie inutilement le titre de la présente proposition de loi organique, la sincérité, consacrée en droit électoral, désigne deux exigences complémentaires.

En premier lieu, elle renvoie à un ensemble d’obligations positives qui pèsent sur les acteurs du processus électoral, en particulier l’Etat tenu à une obligation de neutralité, pour organiser un scrutin dans des conditions qui garantissent la liberté de vote de l’électeur et permettent un suffrage « toujours universel, égal et secret » (article 3 de la Constitution de 1958).

En second lieu, la sincérité du scrutin fait écho à un ensemble de manquements que les juges électoraux considèrent comme des comportements de nature à tromper l’électeur et/ou à fausser les résultats d’une élection démocratique. Sous cet aspect, la sincérité a été reconnue comme un principe constitutionnel par le Conseil constitutionnel dans la décision du 20 décembre 2018, Loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information dite « loi anti fake news ». Bien qu’il ne soit pas inscrit explicitement dans la constitution, le juge constitutionnel déduit le principe de l’article 3 de la Constitution, sans toutefois le définir : « Aux termes du troisième alinéa de l’article 3 de la Constitution, « Le suffrage peut être direct ou indirect dans les conditions prévues par la Constitution. Il est toujours universel, égal et secret ». Il en résulte le principe de sincérité du scrutin ». Y porte atteinte les fraudes, manœuvres ayant altéré les résultats et tentatives de corruption. Dans cette seconde dimension, la sincérité s’apprécie. A titre d’exemple, le Conseil d’Etat estime que le niveau élevé d’abstention (58,4% pour le second tour) lors des élections municipales de 2020 organisées en période d’épidémie de covid 19 « n’est, par lui-même, pas de nature à remettre en cause les résultats du scrutin s’il n’a pas altéré, dans les circonstances de l’espèce, sa sincérité » (CE, 15 janvier 2020, n°440055).

S’agissant du retrait des candidats entre les deux tours des élections législatives, le Conseil constitutionnel estime, par une jurisprudence constante, que le désistement d’un candidat sélectionné pour le deuxième tour d’une élection législative ne porte pas atteinte à la sincérité du scrutin. Un obiter dictum de la décision de la décision n°97-2184 AN (Val-de-Marne, 9e cir.) précise qu’ « aucune disposition du code électoral ne fait obligation à ceux des candidats qui peuvent prétendre briguer les suffrages des électeurs à l’issue du premier tour de maintenir leur candidature ». En outre, le Conseil constitutionnel considère que, dans le cas où l’un des deux candidats remplissant les conditions de maintien refuse de concourir pour le second tour, le candidat arrivé en troisième position n’est pas habilité à se maintenir s’il n’a pas obtenu le seuil des 12,5% des inscrits au premier tour. Autrement dit, il est possible qu’un seul candidat ne soit présent au second tour en cas de retrait d’un autre (CC, décision n°78-836 AN, Val-de-Marne, 1erecir., 10 mai 1978). 

En quoi le désistement massif pour faire barrage au deuxième tour pourrait-il néanmoins heurter la « sincérité démocratique » ?

Les auteurs de la proposition de loi organique avancent une troisième conception de la sincérité qui rejoint en partie la définition avancée par le professeur Richard Ghevonthian : la sincérité désignerait, aussi, le principe selon lequel le résultat d’une élection devrait correspondre « à l’exact reflet de la volonté, exprimée par une majorité d’électeurs » (« La notion de sincérité du scrutin », Les cahiers du Conseil constitutionnel, janvier 2003). Or – chiffres à l’appui – les parlementaires de l’UDR soulignent que le Rassemblement national et leurs alliés constituerait « la première force en nombre d’électeurs mais seulement le troisième « bloc » dans l’hémicycle ». Arrivés en tête au soir du premier tour le 30 juin 2024, « (ils) demeurent minoritaires au sein de l’Assemblée nationale avec 142 sièges contre 187 pour le Nouveau Front Populaire qui a pourtant recueilli près de 3 millions de voix de moins avec seulement 7 004 725 suffrages exprimés et 159 sièges pour le camp présidentiel qui lui a récolté 3,7 millions de voix de moins que le Rassemblement National. » La distorsion entre les voix récoltées par ces formations et le nombre de députés obtenu s’expliquerait par les 214 désistements de candidats entre les deux tours. « 214 désistements qui ont été imposés aux électeurs les privant ainsi du choix qui aurait dû être le leur au second tour. 214 désistements pour contrecarrer la volonté souveraine du peuple français qui avait fait le choix de placer le Rassemblement National en tête du 1er tour. ». La pratique du retrait pour faire barrage, qui n’est ni interdite ni inédite, est assimilée pour les législatives de 2024 à une manœuvre électorale attentatoire à la sincérité du scrutin (dans le sens où les résultats finaux ne correspondent pas au reflet de la volonté des électeurs du premier tour).

Comment interdire le retrait d’une candidature entre les deux tours ?

L’objectif de l’initiative consiste à interdire tout retrait de candidature pour le second tour d’une élection législative : « chaque candidat ayant obtenu lors du premier tour un nombre de voix égal à au moins 12,5% du nombre d’électeurs inscrits au sein de la circonscription, est automatiquement candidat pour le second tour » (exposé des motifs de la proposition de loi organique). Pour arriver à cet objectif, deux modifications du code électoral sont envisagées.

D’une part, un changement des modalités de dépôts des candidatures aux élections législatives est demandé par une réécriture des dispositions de l’article L. 157 du code électoral (qui concerne la déclaration de candidature) afin d’imposer une déclaration de candidature unique pour les deux tours de l’élection législative.

D’autre part, la proposition de loi organique vise à instituer une sanction d’inéligibilité de trois ans et une déchéance du droit au remboursement forfaitaire des dépenses de campagne en cas de désistement d’un candidat entre les deux tours. Il appartiendrait au Conseil constitutionnel, saisi dans les mêmes conditions qu’en cas de contestation pour les élections législatives, de prononcer ces sanctions.

Quelles appréciations peut-on formuler sur cette proposition de loi organique ?

Le retrait massif de 214 candidats lors du second tour des élections législatives de 2024 relève, incontestablement, d’une « manœuvre » des forces de gauche (130 candidats du Nouveau Front populaire) et de la majorité présidentielle (81 candidats Ensemble) destinées à empêcher l’accès au pouvoir du Rassemblement national et de ses alliés (3 candidats des Républicains ont également renoncé entre les deux tours). Personne ne s’en est caché et le désistement s’est parfois opéré dans la douleur. A l’inverse, quelques candidats issus des Républicains ou de la majorité présidentielle arrivés en troisième position ont décidé de se maintenir dans des circonscriptions où le Rassemblement nationale était en tête au premier tour.

Faut-il percevoir dans cette stratégie des appareils de partis une manœuvre attentatoire à la sincérité électorale au sens où l’entendent les auteurs de la proposition de loi organique ? La réponse nous semble négative pour, au moins, deux raisons. D’abord, le principe de la liberté de candidature dont dispose toute personne éligible ne saurait être neutralisée. Le retrait de candidature reste un acte intuitu personae dont les motivations peuvent être de divers ordres (la consigne politique étant, en ce domaine, un motif suffisant et nullement irrégulier). Chercher à bloquer une candidature en interdisant le désistement, n’est-ce pas porter atteinte à la liberté ? Ensuite, la manœuvre politicienne consistant à faire barrage à certains candidats n’est ni frauduleuse ni destinée à tromper le corps électoral. Les consignes de vote ont été clairement affichés et la liberté de vote des électeurs au deuxième tour n’a pas été méconnue. En outre, les interprétations politiques des résultats d’une élection comportant deux tours supposent de ne pas s’arrêter aux résultats du premier tour. Et plus largement, pourquoi les chiffres du premier tour permettraient-ils de donner une signification – univoque – à l’expression de la volonté du corps électoral ? Comment connaitre la « volonté réelle » des électeurs (si ce n’est dans les résultats électoraux obtenus à l’issu du second tour) ? Et le scrutin de 2024 témoigne des lectures contradictoires sur le sens de ce qu’ont voulu, ou n’ont pas voulu, les Français…

Mais l’enjeu de cette proposition de loi organique est sans doute ailleurs. Les auteurs ont bien compris que le second tour d’une élection politique constituait, pour les formations situées aux deux extrêmes de l’échiquier politique en France, un handicap. On le perçoit clairement en observant les résultats des derniers scrutins législatifs à l’étranger : en Italie, Giorgia Meloni a pu l’emporter, lors des élections du 25 septembre 2022, avec un mode de scrutin mixte (1/3 des députés sont élus au scrutin majoritaire uninominal et 2/3 à la représentation proportionnelle) à un seul tour ; en Hongrie, le Fidesz de Viktor Orban a conservé sa majorité avec un mode de scrutin combinant en un seul tour le scrutin majoritaire et le scrutin à la proportionnelle par compensation. A l’heure où la représentation proportionnelle devient la solution miracle préconisée pour résoudre la crise politique, il convient de ne pas sous-estimer les effets que produiraient le passage d’un mode de scrutin à un seul tour pour les élections législatives en France.