Conditions de travail à l’hôpital : des ministres responsables pénalement ?
Une plainte devant la Cour de Justice de la République vise trois ministres en exercice (Catherine Vautrin, Elisabeth Borne et Yannick Neuder) au motif qu’ils seraient pénalement responsables des conditions de travail déplorables à l’hôpital public – lesquelles auraient conduit au suicide plusieurs personnels soignants. Cette plainte est-elle sérieuse ? De solides arguments pourraient être opposés aux plaignants. Responsables mais pas coupables ?
Par Laurent Gamet, Professeur à l’Université Paris XII (Paris-Est Créteil), doyen de la faculté de droit, directeur du laboratoire de droit privé, avocat fondateur de Factorhy Avocats
Quelle responsabilité pénale pour les membres du Gouvernement ?
Nul n’ignore le mauvais traitement que l’on réserve aux personnels de nos hôpitaux publics. Les conditions de travail sont éprouvantes ; souvent les corps et les esprits lâchent ; pire, des personnels soignants se suicident, dénonçant leurs conditions de travail comme la cause de leur geste désespéré.
La question est politique : le gâchis humain est effroyable et l’on peine à comprendre comment l’on a pu en arriver là. Elle peut dériver sur le terrain du droit, notamment quand il est question de réparer le préjudice subi à la suite d’accidents ou de maladies professionnelles. Le droit pénal n’est pas non plus en retrait : ici comme ailleurs, la responsabilité pénale, tant des personnes morales que physiques, peut être engagée en raison d’un manquement aux règles de santé et de sécurité. Ainsi, en 2023, l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) a été condamnée en tant que personne morale à une amende de 50 000 euros pour harcèlement moral après le suicide en 2015 d’un cardiologue de l’hôpital Georges-Pompidou.
C’est sur ce terrain voisin que pourrait se déporter le débat : celui de la responsabilité pénale des politiques à la tête des ministères qui gèrent l’hôpital public. Une plainte a été déposée devant la Cour de justice de la République à l’encontre de trois ministres en exercice : Catherine Vautrin (ministre du Travail, de la Santé, des Solidarités et des familles), Elisabeth Borne (en tant que ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche) et Yannick Neuder (ministre délégué chargé de la Santé et de l’Accès aux soins), tous trois pointés comme responsables des conditions de travail dégradées des établissements publics.
Ne fait pas débat le fait que la responsabilité pénale des membres du Gouvernement puisse être recherchée pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions. L’hypothèse est prévue par la Constitution (art. 68-1 à 68-3 de la Constitution). Les membres du Gouvernement sont pénalement responsables devant la Cour de justice de la République (CJR) pour les actes accomplis dans l’exercice de leurs fonctions et qualifiés de crimes ou de délits au moment où ils ont été commis. « Dans l’exercice de leurs fonctions » : là pourrait se nouer un premier débat. Les faits dénoncés devraient bien entrés dans le champ des décrets d’attribution des ministres dénoncés et bien sûr, avoir été commis durant le temps des responsabilités ministérielles.
Quels délits ?
La CJR « est liée par la définition des crimes et délits ainsi que par la détermination des peines telles qu’elles résultent de la loi » (art. 68-1, al. 3, de la Constitution). En l’occurrence, à lire la presse, les délits seraient au nombre de trois. Le premier est celui de risques causés à autrui, défini comme « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement » (art. 223-1 du Code pénal). Le deuxième délit est celui d’homicide involontaire (art. 221-6 du Code pénal). Le troisième délit est celui d’harcèlement moral, prévu par l’article 222-33-2 du Code pénal, qui réprime le fait de harceler autrui par des propos ou comportements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.
Une plainte sérieuse ?
L’on peut être circonspect quant aux poursuites sur le fondement du risque causé à autrui. Le texte exige, d’une part, un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente – ce qui n’est en rien évident ici ; d’autre part, la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement : quelle obligation particulière légale ou réglementaire serait ici visée ?
Les mêmes doutes sont de mise concernant l’homicide involontaire : selon l’article 121-3 du Code pénal auquel renvoie l’article 221-6 du Code pénal, « les personnes physiques qui n’ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n’ont pas pris les mesures permettant de l’éviter, sont responsables pénalement s’il est établi qu’elles ont, soit violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité qu’elles ne pouvaient ignorer ». Or : 1° Quelle obligation particulière légale ou réglementaire aurait, là encore, été méconnue ? 2° La faute caractérisée reste à démontrer ; 3° le lien de causalité entre la faute et la mort ferait assurément débat.
Ce serait finalement le chef de harcèlement moral qui aurait le plus de chance de prospérer, après que la Cour de cassation a admis, par un arrêt de la chambre criminelle du 21 janvier 2025 qu’il puisse être « institutionnel », et qu’ont été condamnés des dirigeants d’une société (France Telecom) pour avoir, en connaissance de cause, défini et mis en œuvre une « politique générale d’entreprise » de nature à entrainer une dégradation des conditions de travail des salariés. N’en va-t-il pas de même en présence d’une « politique d’Etat » aux mêmes effets ? Cependant, si l’élément légal de l’infraction de harcèlement moral n’exige pas que les agissements répétés s’exercent à l’égard d’une victime déterminée ou dans le cadre de relations interpersonnelles entre leur auteur et la ou les victimes, la Cour de cassation a précisé : « pourvu que ces dernières fassent partie de la même communauté de travail ». Le ministre fait-il partie de la même communauté de travail ? On peut être sceptique et pourrait résonner la même musique qu’avant : responsables mais pas coupables.