Accord-cadre sur la coopération dans le bassin du Nil : pourquoi l’Égypte et le Soudan devraient-ils le ratifier ?
L’Accord-cadre sur la coopération dans le bassin du fleuve Nil (CFA) est entré en vigueur le 13 octobre 2024, 14 ans après son adoption. Une étape historique pour établir un régime juridique conforme aux principes et règles de droit international coutumier sur le Nil, le plus long fleuve du monde. Si, l’Éthiopie, le Soudan du Sud, l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie ont ratifié l’accord, l’Égypte et le Soudan s'y sont opposés.
Par Mara Tignino, Maître d’enseignement et de recherche à la Faculté de droit et Vice-Directrice de la Plateforme pour le droit international de l’eau douce à l’Université de Genève (Geneva Water Hub)
Dans quelle mesure le CFA reflète le droit international coutumier de l’eau douce ?
Le CFA se fonde sur trois principes coutumiers du droit international de l’eau douce : le principe de l’utilisation équitable et raisonnable, l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs et le devoir de coopération, prévus dans la Convention des Nations Unies sur le droit relatif aux utilisations des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation de 1997.
L’article 4 du CFA prévoit que les États du bassin du Nil utilisent les ressources en eau « d’une manière équitable et raisonnable sur leurs territoires respectifs ». En outre, les États riverains doivent « parvenir à une utilisation optimale et durable de ces eaux et à en retirer tous les bénéfices, tout en tenant compte des intérêts des États du Bassin concernés et en garantissant une protection adéquate de ces ressources en eau ». Le CFA clarifie que chaque État du bassin du Nil a droit à une part équitable et raisonnable des utilisations des ressources en eau du bassin du fleuve Nil. Le CFA identifie également les facteurs à prendre en compte pour mettre en place un régime équitable et raisonnable des eaux partagées du Nil, notamment les facteurs d’ordre géographique, hydrographique, hydrologique, climatique ou écologique mais également les besoins sociaux et économiques des États riverains du Nil et la population dépendante de ces ressources en eau (art.4.2).
L’article 5 de l’accord prévoit quant à lui que, lorsqu’ils utilisent les ressources en eau du bassin du Nil, les États riverains ont l’obligation de prendre « toutes les mesures appropriées » afin de ne pas causer de dommages significatifs à d’autres États du bassin du Nil. Cette disposition se fonde également sur le droit international coutumier de l’eau douce, permettant de mettre en œuvre les principes de prévention et de due diligence.
Enfin, plusieurs articles de l’accord prévoient un régime de coopération solide fondé sur le droit international coutumier de l’eau douce. L’article 4 prévoit notamment que « des consultations dans un esprit de coopération » devront être mises en place pour parvenir à une utilisation équitable et raisonnable du bassin du Nil. Ce principe de coopération s’illustre notamment par l’échange régulier des données et informations (art.7) ainsi que par l’obligation de conduire une évaluation d’impact complète préalablement à tout projet susceptible d’avoir des conséquences dommageables significatives sur l’environnement et les territoires des autres États du bassin (art.9).
Pourquoi l’Égypte et le Soudan n’ont-ils pas ratifié le CFA ?
Les raisons qui expliquent la non-ratification de l’Égypte et du Soudan du CFA sont multiples. La construction du Barrage de la Grande Renaissance (GERD) par l’Éthiopie, débuté en 2011 – un an après l’adoption du CFA- représente l’obstacle majeur à la ratification par ces deux pays. L’Égypte considère que cet ouvrage hydroélectrique, désormais construit, met en danger sa survie économique et également la fourniture d’eau potable pour les communautés locales.
Les enjeux économiques, sociaux et environnementaux liés à la mise en œuvre du GERD sont illustrés par la tentative de l’Égypte de porter la question du GERD devant le Conseil de sécurité des Nations Unies en 2021 et 2024. En 2021, dans une déclaration, le Président du Conseil de sécurité avait recommandé que l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan reprennent les négociations sous les auspices de l’Union africaine (UA) et finalisent un « accord mutuellement acceptable et contraignant sur le remplissage et le fonctionnement du GERD ». Alors que les questions du remplissement et fonctionnement du GERD et de l’absence de ratification du CFA, sont présentées par l’Égypte et le Soudan comme deux éléments distincts, elles sont étroitement liées.
Le manque d’accord sur les suites à donner à la Déclaration des principes de Khartoum de 2015, qui énonce les principes juridiques régissant le fonctionnement et le remplissage du GERD, constitue un obstacle à la ratification du CFA par l’Égypte et le Soudan.
Quels sont les bénéfices que l’Égypte et le Soudan pourraient tirer de la ratification du CFA ?
Le CFA reflète le droit international coutumier de l’eau douce, en reprenant, par exemple, le principe de l’utilisation équitable et raisonnable et l’obligation de ne pas causer de dommages significatifs. Dans sa dimension coutumière, ces principes lient tous les États riverains, y compris l’Égypte et le Soudan, qui ne l’ont pas ratifié.
Il demeure toutefois un intérêt pour l’Égypte et pour le Soudan d’en devenir parties dès lors que l’accord prend en compte les particularités de ce fleuve et les besoins des pays riverains.
À titre indicatif, l’article 14 reconnaît explicitement le principe de sécurité de l’eau. À travers ce principe, l’Égypte et le Soudan pourraient faire valoir leur dépendance particulière des eaux du Nil dans le cadre de la Commission du bassin du Nil. Les deux pays pourraient contribuer à la mise en place de cette Commission, qui jouera un rôle clé pour permettre un échange régulier des données et informations entre les États riverains du Nil (arts. 15-19). La ratification par l’Égypte et le Soudan permettrait aussi aux deux pays en aval de faire valoir leur point de vue, dans un cadre juridique formalisé, en matière de prévention et de réduction des situations dommageables (art. 11), y compris celles causées par des projets hydroélectriques tels que le GERD.