Un Monet dégradé au musée d’Orsay : la liberté d’expression peut-elle neutraliser la répression ?
La militante qui avait recouvert d’un autocollant « Les coquelicots », célèbre tableau de Monet, était jugée ce mercredi 20 novembre pour avoir dégradé un bien culturel. Durant l’audience, son avocat a plaidé la liberté d’expression et la relaxe a été requise. La liberté d’expression peut-elle neutraliser la répression d’une infraction en raison de son caractère militant ?
Par Simon Husser, Maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord
La liberté d’expression est-elle souvent invoquée par des militants pour échapper à une condamnation pénale ?
En moins d’une dizaine d’années, la neutralisation de la répression pénale par l’invocation de la liberté d’expression a connu un succès fulgurant. Avant 2016, c’était surtout en matière d’infractions de presse (les délits définis par la loi du 29 juillet 1881, comme la diffamation ou l’injure) qu’il était possible de faire valoir cette liberté, et plus particulièrement la contribution à un débat d’intérêt général, pour échapper à une sanction pénale. Ce fut le cas, parmi de nombreux exemples, pour un administré ayant critiqué le refus allégué du maire de sa commune de mettre en œuvre de la législation sur les nuisances sonores et le respect de l’environnement. À l’inverse, les injures visant une personne en raison de son origine ou de son orientation sexuelle ne relèvent pas de la libre critique.
Depuis 2016, la liberté d’expression a également permis de neutraliser la répression pour des infractions de droit commun, sans lien, a priori, avec la liberté d’expression.
L’argument a ainsi pu être invoqué avec succès par une journaliste poursuivie pour escroquerie pour s’être « infiltrée » au sein du Front national afin de réaliser une enquête sur ce parti ; par une militante fémen s’étant exhibé dans le musée Grévin avec l’inscription « Kill Putin » inscrite sur sa poitrine ; par une autre militante fémen ayant simulé un avortement avec des boyaux d’animaux au sein de l’église de la Madeleine ; ou encore par des militants écologistes mis en cause pour vol pour avoir décroché des portraits d’Emmanuel Macron dans des mairies afin de dénoncer l’inaction du Gouvernement en matière de politique environnementale.
Ce moyen de défense ne prospère pas toujours. Ainsi, la Cour de cassation a pu valider la condamnation de certains « décrocheurs » de portraits, celle de militants de Greenpeace s’étant introduits illégalement dans une centrale nucléaire, ainsi que celles de trois militantes fémen qui s’étaient exhibées lors de la cérémonie du centenaire de l’armistice en 2018. Toutefois, le simple fait que cette ligne de défense soit discutée manifeste l’importance qu’elle revêt aujourd’hui.
Depuis 2022, plusieurs actions militantes ont visé des œuvres d’art dans différents pays européens. En France, deux activistes ont ainsi été jugées en mai 2024 avoir aspergé de soupe « Le Printemps » de Claude Monet au Musée des Beaux-Arts de Lyon. Si la liberté d’expression a bien été invoquée par la défense des prévenues, le tribunal correctionnel de Lyon les relaxées en jugeant l’infraction non caractérisée. Autrement dit, sans même discuter l’argument de la liberté d’expression, le tribunal a estimé que les militantes n’avaient pas véritablement l’intention de dégrader l’œuvre, sans doute car celle-ci était protégée par une vitre. « La Joconde » a également été aspergée de soupe en janvier 2024, mais il semblerait qu’une alternative aux poursuites ait été privilégiée en l’occurrence.
En quoi consiste la prise en compte de la liberté d’expression par le juge ?
La prise en compte de la liberté d’expression perturbe l’analyse classique de la neutralisation de la répression en droit pénal. En effet, la loi pénale définit plusieurs causes objectives d’irresponsabilité pénales (ce qu’on appelle les « faits justificatifs »), l’exemple le plus connu étant la légitime défense (C. pén., art. 122-5). La logique est simple : l’infraction est bel et bien constituée sur le plan matériel et intentionnel, mais la répression s’efface du fait des circonstances particulières de l’espèce.
Si la liberté d’expression est consacrée par de nombreux textes, en particulier par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, elle n’est jamais présentée comme un fait justificatif. En réalité, les juges opèrent un contrôle concret de conventionnalité. Autrement dit, le juge cherche à déterminer si l’application de la loi pénale est conforme, dans un cas précis, à l’article 10 précité, disposition ayant une valeur juridique supérieure à la loi nationale. Si ce n’est pas le cas, la condamnation pénale est décrite comme une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression.
Dès lors qu’il n’est pas question d’un fait justificatif au sens classique du terme, la neutralisation étudiée a un domaine plus important qu’une cause d’irresponsabilité classique. En effet, le juge peut non seulement estimer que la condamnation porte atteinte, en elle-même, à la liberté d’expression, mais il peut aussi considérer que la peine prononcée est trop sévère. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme a pu juger disproportionnée la peine d’emprisonnement, même assortie d’un sursis, infligée à la militante fémen dans l’affaire de l’église de la Madeleine.
La doctrine juridique est divisée sur le contrôle de proportionnalité ainsi opéré. D’un côté, le pouvoir accordé au juge est très important ; la solution d’un litige devient imprévisible, ce qui nuit à la sécurité juridique. Ainsi, les critères d’appréciation varient selon les infractions concernées et les cas de figure. Les éléments à considérer au titre du contrôle de proportionnalité ont, par exemple, été clairement fixés par la Cour de cassation en 2022 dans le cadre du contentieux des « décrocheurs de portrait » : doivent être pris en compte la valeur symbolique du tableau, le refus de sa restitution et le fait que l’action soit commise en réunion. Pour autant, ces critères ne peuvent pas être transposés dans le cadre du contentieux de la dégradation de tableaux. Dans les affaires concernées, la présence ou l’absence de protection de l’œuvre par une vitre devrait être pris en compte, mais nul ne peut prévoir quels autres critères pourraient être mis en avant par la jurisprudence.
D’un autre côté, les partisans du contrôle de proportionnalité insistent sur la nécessité, évoquée, de respecter la hiérarchie des normes : la liberté d’expression, consacrée par un traité, ne peut pas être violée par une loi nationale. Qui plus est, la désobéissance civile n’est pas une délinquance comme une autre, ce qui pourrait justifier cette réponse juridique originale ; la « pente glissante » d’une extension de la neutralisation de l’infraction à de multiples délits, redoutée par certains ne serait pas, en somme, si « savonneuse ».
Quoi qu’il en soit, en l’espèce, la militante ayant dégradé le tableau a de bonnes chances d’éviter une condamnation, la relaxe ayant été requise. Cette clémence contrasterait avec la condamnation, en Angleterre, de deux militantes à des peines de prison ferme pour avoir jeté de la soupe à la tomate sur « Les Tournesols » de Van Gogh, alors même que l’œuvre était protégée par une vitre.
Une autre cause d’irresponsabilité aurait-elle pu être invoquée ?
Moins connu que la légitime défense, l’état de nécessité est une cause d’irresponsabilité pénale permettant de justifier l’infraction commise pour faire face à un danger actuel ou imminent, autre qu’une agression d’origine humaine (C. pén., art. 122-7). L’acte en cause doit être nécessaire et proportionné.
La jurisprudence est traditionnellement opposée à ce que cette cause d’irresponsabilité pénale soit invoquée en matière d’action militante écologique.
En premier lieu, le caractère actuel ou imminent du danger a pu être remis en cause dans plusieurs affaires de destructions de plans d’OGM, jusqu’en 2023 où la Cour de cassation a admis que la présence de glyphosate dans différents bidons constituait un « danger actuel pour l’ensemble de la population ». Plus largement, il existe bien une « urgence climatique » qui pourrait être qualifiée de danger « imminent » au sens de l’article 122-7 du Code pénal.
En second lieu, c’est surtout la nécessité de la riposte qui pose difficulté. Dans l’arrêt précité, la Cour de cassation considère que les militants « avaient accès à de nombreux moyens d’action, politiques, militants, institutionnels qui existent dans tout État démocratique » qu’ils auraient dû privilégier, si bien que la commission d’une infraction ne s’imposait pas.
Malgré cette position exigeante, certains tribunaux retiennent tout de même cette cause d’exonération, ce dont témoigne la relaxe prononcée par le tribunal correctionnel de La Rochelle le 23 avril 2024 au profit de militants écologistes s’étant introduits illégalement dans la zone industrielle du port de la ville, dès lors qu’ils avaient multiplié les démarches légales, sans succès, avant de mettre en place leur action.
L’argument avait été invoqué dans l’affaire du tableau (dans l’affaire lyonnaise), mais il ne semble pas l’avoir été dans l’affaire du musée d’Orsay.