Par Xavier Pin, Professeur à l’Université Jean Moulin, Lyon III

Une infraction est-elle constituée ?

Un premier réflexe, dont il faut se garder, serait de voir dans cette séquence une atteinte intentionnelle à un bien culturel, telle que prévue et réprimée par l’article 322-3-1 du Code pénal. Ce texte punit en effet de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 € d’amende la destruction, la dégradation ou la détérioration d’un « bien culturel qui relève du domaine public mobilier ou qui est exposé, conservé ou déposé, même de façon temporaire, soit dans un musée de France, une bibliothèque, une médiathèque ou un service d’archives, soit dans un lieu dépendant d’une personne publique ou d’une personne privée assurant une mission d’intérêt général, soit dans un édifice affecté au culte ». Les peines sont même portées à dix ans d’emprisonnement et 150 000 € d’amende lorsque l’infraction est commise par plusieurs personnes. Et, dans tous les cas, les peines d’amende peuvent être élevées jusqu’à la moitié de la valeur du bien détruit, dégradé ou détérioré. Mais encore faudrait-il, selon ces termes, que le bien soit endommagé au moins par une tâche ou une trace quelconque (v. par ex. pour la trace d’un baiser, TGI Avignon 16 nov. 2007 : D. 2008, 588, note B. Edelmann). Or, dans les deux affaires, ni la Joconde, ni le Printemps n’ont été touchés puisqu’ils étaient protégés par une vitre blindée. Le délit n’a donc pas été matériellement consommé, et il n’aurait d’ailleurs pas pu l’être puisqu’une soupe, même très épicée, ne peut venir à bout d’un blindage (c’est une infraction impossible).

On pourrait alors penser à une tentative de détérioration de bien culturel (C. pén. art. 121-5 et 322-4), mais encore faudrait-il démontrer que les prévenues avaient l’intention de détériorer le tableau. Cette hypothèse est peu probable car, dans les deux cas,la vitre était bien visible et il est de notoriété publique que les chefs-d’œuvre essentiels sont aujourd’hui protégés. On se souvient en ce sens qu’en 2022, deux jeunes femmes portant des T-shirts estampillés « Just Stop Oil » avaient projeté de la soupe à la tomate sur Les Tournesols de Van Gogh à la National Gallery de Londres, avant de se coller au mur en criant : « Qu’est-ce qui vaut le plus, l’art ou la vie ? ». Or ce tableau était lui aussi protégé par une vitre.

Cela dit, à Paris, comme à Lyon, les vitres ont bien été aspergées et les murs ont été touchés. Il peut donc être envisagée théoriquement, dans chaque cas, une poursuite pour dégradation ou de détérioration de biens « dont il n’est résulté qu’un dommage léger », ce qui constitue une contravention de 5ème classe, punissable au maximum d’une amende de 1500 € (C. pén. art. R. 635-1).

La répression serait-elle légitime ?

Sur ce fondement, la répression serait-elle légitime pour autant ? Rien n’est moins sûr car, en matière d’infractions militantes, la répression peut constituer une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression, au sens de l’article 10 de la Convention de sauvegarde des libertés et des droits fondamentaux. Et il n’est pas besoin d’être un « bon juge Magnaud » pour le reconnaître (V. J.-C. Saint Pau, La liberté d’expression cause de neutralisation de de la répression pénale, Mélanges Ph. Conte, LexisNexis 2023, p. 765 et s.). La Cour de cassation estime en effet aujourd’hui que « lorsque le prévenu invoque une atteinte disproportionnée à sa liberté d’expression, il appartient au juge, après s’être assuré, dans l’affaire qui lui est soumise, du lien direct entre le comportement incriminé et la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général, de vérifier le caractère proportionné de la condamnation ». Et de préciser que « ce contrôle de proportionnalité requiert un examen d’ensemble, qui doit prendre en compte, concrètement, entre autres éléments, les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble éventuellement causé » (Crim. 29 mars 2023, n°22-83.458 Crim., 18 mai 2022, n° 21-86.685, n° 21-86.647, n° 21-87.722 ) et « le contenu du message exprimé » (Crim. 6 sept. 2023, n°22-86.132).

Autrement dit, si un tribunal de police était saisi, il lui appartiendrait de vérifier, d’abord, qu’il existe un « lien direct» entre l’aspersion et l’exercice de « la liberté d’expression sur un sujet d’intérêt général » et de contrôler ensuite la proportionnalité de la condamnation aux termes d’un « examen d’ensemble ».

Tout d’abord, il ne fait pas de doute que la question de l’alimentation saine relève d’un « sujet d’intérêt général », puisqu’il s’agit bien, pour reprendre les termes de Cour européenne des droits de l’Homme, d’une question susceptible « de créer une forte controverse », qui porte « sur un thème social important », ou qui a trait « à un problème dont le public aurait intérêt à être informé » (CEDH, gde chbre., 27 juin 2017, n° 931/13, § 171). Ensuite, le lien entre le geste et le message est ici moins évident que dans d’autres cas (v. par ex. Crim. 1er juin 2022, n°21-82.113 : dégradation de panneaux publicitaires pour dénoncer la publicité envahissante), mais il peut toutefois être établi en raison du lieu choisi et de l’exposition qu’il offre. En effet, ce n’est pas tant la vitre de « la Joconde » ou du « Printemps » aspergée, ni même la soupe, qui permettent en tant que telles de faire passer le message d’une indispensable « riposte alimentaire » face au système productiviste mais ce sont les lieux – Le Louvre ou le musée des Beaux-Arts de Lyon-,et le caractère spectaculaire de l’action – du reste pacifique-, filmée puis diffusée et explicitée, qui donnent un écho à ce message politique. Enfin, le message clairement exprimé à voix haute (« Qu’est-ce qu’il y a de plus important, l’art ou le droit à une alimentation saine et durable? » ; «Ce printemps sera le seul qui nous restera si nous ne réagissons pas. Que vont peindre nos futurs artistes ? À quoi rêverons-nous s’il n’y a plus de printemps ?» ) et imprimé sur des t-shirts (« Riposte alimentaire »), n’est ni violent, ni haineux. Dans ce contexte, le juge devra vérifier le caractère proportionné d’une éventuelle condamnation en procédant à un « examen d’ensemble ».

Une condamnation serait-elle proportionnée ?

Cet examen implique de prendre en compte notamment les circonstances des faits, la gravité du dommage ou du trouble causé et le contenu du message et conduit à se poser d’abord la question du principe de la condamnation, qui constitue en soi une ingérence dans la liberté d’expression, puis celle de sa mesure, pour que cette ingérence ne soit pas disproportionnée.

Notons qu’une privation de liberté serait disproportionnée, puisqu’en la matière, la Cour européenne des droits de l’homme réprouve cette sanction (v. CEDH 23 juin 2022, Rouillan c. France, n°28000/19 ; CEDH 13 oct. 2022, Bouton c. France, n° 22636/19) et la Cour de cassation estime même que l’exercice de la liberté d’expression s’oppose à la détention provisoire (Crim. 26 juil. 2023, n°23-83.109). Cela dit, la question ne devrait pas se poser puisque les faits relèvent de la matière contraventionnelle. Il s’agira donc surtout de savoir si une déclaration de culpabilité ne serait pas déjà disproportionnée.

Et c’est là qu’il faut mettre en balance les circonstances de faits, la gravité du dommage ou du trouble et le contenu du message. Or, à Paris comme à Lyon, le dommage et le trouble semblent se résumer, d’après les vidéos, à quelques secondes de stupéfaction et deux minutes trente de désordre pour faire évacuer la salle, auxquelles il faut ajouter le temps nécessaire pour faire intervenir les forces de l’ordre, puis pour nettoyer la vitre et le mur. Quant aux circonstances des faits : on constate que les militantes n’ont agi que quelques secondes pour exprimer leurs idées et qu’elles se sont ensuite immobilisées en silence. Quant à leur message qui porte sur des enjeux de santé essentiels, il a été rapidement explicité devant une caméra par un membre du collectif, ou sur le réseaux sociaux.

Dans ces conditions, et sous réserve d’éléments de faits dont nous n’aurions pas connaissance, il nous semble qu’une condamnation pénale, même à une faible amende, constituerait déjà une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression. D’autant que les militantes ont très certainement subi une garde-à-vue, qu’elles ont probablement fait l’objet d’un relevé signalétique avec prise d’empreintes digitales et palmaires – alors pourtant que la collecte systématique de donnée biométrique est contraire au droit de l’Union européenne (CJUE 26 janvier 2023, Affaire C-205/21) – et qu’elles s’exposent de la part des musées à une action civile pour un préjudice moral. N’est- ce pas déjà cher payé ?

Au contraire, pour respecter la prééminence du droit, la République ne devrait-elle pas plutôt s’inspirer de l’imperturbable Mona Lisa, en esquissant un sourire et en écoutant ce que la jeunesse veut lui dire ?

On apprend d’ailleurs que le Parquet de Paris envisagerait de renoncer à poursuivre les deux écologistes ayant aspergée la Joconde, mais leur imposerait « une contribution citoyenne à une association d’aide aux victimes » (ce qui est moins cynique qu’un travail au profit d’une association d’aide alimentaire…).

Quant au maire écologiste de Lyon, il a affirmé sur X, «regretter l’action». «Mais face à l’urgence climatique, l’angoisse est légitime. Nous y répondons par une action résolue».