Par Thomas Hochmann, Professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre

Comment les tribunaux administratifs ont-ils justifié leurs décisions qui ordonnent le retrait du drapeau palestinien ou israélien de la façade de plusieurs mairies ?

Plusieurs préfets ont récemment saisi les tribunaux administratifs par voie de déféré afin qu’ils ordonnent le retrait du drapeau palestinien affiché par des mairies. Après le tribunal administratif de Montreuil en décembre 2024, ce sont les tribunaux administratifs de Melun, de Besançon et de Cergy-Pontoise qui ont rendu de telles ordonnances en juin 2025, à l’attention des maires de Mitry-Mory, de Besançon et de Gennevilliers. Le même mois, le Tribunal administratif de Nice a ordonné au maire de la ville de retirer le drapeau israélien qui flottait sur l’hôtel de ville.

L’ensemble de ces décisions est justifié en référence au principe de neutralité des services publics. Les juges se fondent sur un arrêt rendu par le Conseil d’État en 2005 à propos du drapeau indépendantiste de la Martinique, accroché au fronton de la mairie de Sainte-Anne, une commune de l’île. À la suite du Tribunal administratif de Fort-de-France et de la cour administrative d’appel de Bordeaux, le Conseil d’État avait affirmé que « le principe de neutralité des services publics s’oppose à ce que soient apposés sur les édifices publics des signes symbolisant la revendication d’opinions politiques, religieuses ou philosophiques ».

Les personnes publiques sont-elles vraiment soumises à une obligation de neutralité qui leur interdit d’arborer un drapeau étranger sur leurs bâtiments ?

Si l’on regarde les choses d’un peu plus près, il apparaît que l’argument de la « neutralité » aurait besoin d’être précisé. Il n’est pas neutre d’inscrire « Liberté, Égalité, Fraternité » sur un bâtiment public, d’accrocher – alors même qu’aucune disposition ne l’exige – le drapeau français, d’exposer le visage d’un otage, ou d’un écrivain que l’on estime injustement emprisonné. Il suffit de lire l’ordonnance rendue sur le drapeau israélien à Nice pour percevoir que l’invocation du principe de neutralité est insuffisante. Pour le juge, ce drapeau « ne peut être regardé comme un unique symbole de soutien aux otages, mais doit également être regardé comme un soutien à l’État israélien […]. L’apposition des drapeaux israéliens sur le fronton de la mairie de Nice doit donc être considérée comme symbolisant la revendication d’une opinion politique », et est donc contraire au principe de neutralité. Mais pourquoi serait-il neutre de soutenir les otages, mais pas Israël ? Il existe peut-être une différence pertinente entre les deux opinions, mais elle ne tient pas au respect d’un principe de neutralité.

À la fin de l’année 2024, le Tribunal administratif de Versailles a jugé que l’installation du drapeau ukrainien sur la mairie de Saint-Germain-en-Laye n’était pas contraire à cette même exigence de neutralité, notamment au motif qu’il s’agissait « d’exprimer symboliquement sa solidarité envers une nation victime d’une agression militaire »… Certes, le tribunal observait également que cette pratique avait été encouragée par le ministre des collectivités territoriales, et s’inscrivait « dans le contexte national de soutien diplomatique, humanitaire et matériel offert à l’Ukraine par l’État français ». Mais sans même évoquer le soutien récemment apporté par le gouvernement français à la reconnaissance d’un État palestinien, il suffit de souligner que l’argument diplomatique, parfois invoqué, n’est pas davantage convaincant pour interdire un drapeau. Une commune n’intervient pas dans les affaires étrangères, elle n’usurpe aucune compétence diplomatique, lorsqu’elle exprime son soutien envers un otage retenu à l’étranger, ou envers un peuple massacré. Enfin, on ne saurait non plus invoquer une incompétence de la commune au motif que les drames qui se déroulent à l’étranger excèderaient l’intérêt local. Afficher la position de la commune, y compris sur un enjeu international qui touche ses habitants, s’inscrit bien dans les « affaires de la commune » confiées au conseil municipal.

Est-ce à dire qu’aucune limite n’encadre la liberté des communes ? Ont-elles le droit d’afficher n’importe quel message sur leurs mairies ?

Il existe des limites à l’expression des personnes publiques, notamment des collectivités locales. Mais elles sont plus précises qu’un vague « principe de neutralité » aux contours indéfinis. On peut en particulier les trouver dans la Constitution. La laïcité implique par exemple une véritable neutralité religieuse : une commune ne peut exprimer un soutien à une religion. Pour cette raison, notamment, le tribunal administratif de Montreuil a ordonné à la commune de Montfermeil le retrait d’une banderole sur laquelle figurait le drapeau palestinien et l’inscription « Seigneur ! Pardonnez-nous ». En vertu, de l’article 1er de la Constitution, la République est également « indivisible », ce qui peut justifier l’interdiction d’un drapeau indépendantiste, comme dans l’affaire de Sainte-Anne. La République assure l’égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction d’origine ou de religion : dès lors, un message raciste est illégal, mais pas une affiche antiraciste. On peut sans doute transposer ce raisonnement aux discriminations fondées sur l’orientation sexuelle, et juger qu’une banderole arc-en-ciel est légale.

Plus largement, on peut estimer que sont interdites les expressions qui troublent l’ordre public ou portent atteinte aux libertés des individus. À cet égard, le droit pénal peut servir de guide : comme les propos racistes, l’apologie d’un crime ou la diffusion d’images pornographiques sont sans doute illégales. Si ce cadre demeure flou, il est beaucoup plus opératoire qu’une référence à un illisible « principe de neutralité ». Ainsi, dans le contexte actuel, on voit mal ce qu’il peut y avoir d’illégal à dénoncer les crimes commis par le gouvernement israélien et à exprimer une solidarité avec la population massacrée à Gaza. En revanche, les propos qui font l’apologie du terrorisme ou de crimes contre l’humanité sont illégaux. Il en va ainsi du drapeau du hamas ou d’une banderole en soutien à un palestinien condamné pour meurtre. On pourrait même considérer que dans le contexte actuel, le drapeau israélien a besoin d’être explicitement distingué du gouvernement actuel, aujourd’hui accusé de crimes contre l’humanité, par exemple en l’accompagnant d’un appel à libérer les otages, d’un message de paix ou d’un drapeau palestinien. Rien n’interdit à une commune de pavoiser sa mairie du drapeau israélien et du drapeau palestinien, afin d’appeler à l’arrêt des massacres. Entre la paix et la guerre, nulle neutralité n’impose le silence aux collectivités locales.