Par Julie Groffe-Charrier – Maître de conférences en droit privé – Membre du Cerdi (Paris-Saclay)
La recherche légale d’un équilibre entre des intérêts antagonistes est en elle-même un exercice délicat. Elle peut devenir presque chimérique lorsque la technique se mêle au débat. Le cas de l’interdiction aux mineurs de la consultation de contenus pornographiques en ligne est à cet égard un exemple topique. Deux enjeux se font face : d’une part, la nécessité de protéger les mineurs de contenus pornographiques, à une époque où un tiers des moins de 12 ans ont déjà été confrontés à ce type d’images ; d’autre part, le maintien de la possibilité, pour un public adulte, d’avoir accès à ce type de contenus en ligne tout en préservant le droit à la vie privée et en protégeant les données personnelles. Or le gouvernement souhaite se saisir du problème en interdisant réellement l’accès au mineur, alors même que ces deux objectifs peuvent apparaître inconciliables.

Quelle est la législation actuelle sur le sujet ?

Il existe, de lege lata, des solutions offertes par le droit français afin d’empêcher que les mineurs aient accès à des contenus pornographiques en ligne. Ainsi, l’article 227-24 du Code pénal prévoit notamment que le fait de diffuser un message pornographique est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur. Cette disposition doit être mise en perspective avec la loi n° 2020-936 du 30 juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, qui introduit un chapitre dédié à la protection des mineurs. L’article 23 de cette loi prévoit que le président de l’ARCOM peut, lorsqu’il constate que l’éditeur d’un service de communication au public en ligne permet à des mineurs d’avoir accès à un contenu pornographique en violation de la disposition précitée, mettre en demeure celui-ci de prendre toute mesure de nature à empêcher l’accès des mineurs au contenu incriminé. En cas d’inexécution par l’éditeur dans un délai de 15 jours, le président peut saisir le président du tribunal judiciaire de Paris aux fins d’ordonner aux fournisseurs d’accès à internet de mettre fin à l’accès à ce service.

Néanmoins, la solution, pour être opportune en théorie, se heurte vite à la réalité pratique. Les mesures mises en œuvre par les sites pornographiques sont insuffisantes, dès lors que ceux-ci contentent de faire cocher à l’utilisateur une case permettant à ce dernier de confirmer qu’il a plus de dix-huit ans, ce que font sans peine – et sans autre forme de contrôle – les mineurs. Certains éditeurs de sites, confrontés à la menace d’un blocage en application de ces dispositions, ont récemment souhaité soumettre une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, mais la Cour de cassation a refusé la transmission, considérant que la question n’était ni nouvelle ni sérieuse (Civ 1re, 5 janv. 2023, n° 22.40.017).

La France est-elle le seul État à vouloir renforcer ce contrôle ?

La France n’est pas le seul pays à envisager de limiter l’accès aux contenus pornographiques. Ainsi, le Royaume-Uni a envisagé, dès 2017, de contraindre les sites à vérifier concrètement l’âge des utilisateurs, mais cette proposition parlementaire a été repoussée à de nombreuses reprises notamment par le gouvernement, faute de trouver un système qui ménage également le droit au respect de la vie privée des utilisateurs. Le Ministre du numérique anglais a annoncé le 8 février dernier sa volonté de mettre en place des obstacles pour les mineurs, par exemple en exigeant un paiement par carte bancaire d’un montant nul. De même, l’État de Louisiane a adopté l’an passé une loi dite HB142 qui conditionne l’accès aux sites pornographiques à la présentation d’un permis de conduire via une application tierce.

Quel est le dispositif prévu par le gouvernement pour interdire aux mineurs l’accès aux sites pornographiques ?

À l’occasion d’une audition devant les députés de la délégation aux droits de l’enfant le 14 février dernier, Monsieur Jean-Noël Barrot, Ministre délégué chargé de la transition numérique et des télécommunications, a brossé les grandes lignes du dispositif. Il s’agirait de conditionner l’accès à ces sites à une véritable vérification de l’âge, le système reposant sur un double anonymat afin de préserver le droit au respect de la vie privée et le droit des personnes sur leurs données. Le ministre a ainsi affirmé que « celui qui fournit l’attestation de majorité ne sait pas ce pour quoi elle va être utilisée. Ce peut être un opérateur télécoms, un fournisseur d’identité numérique ou tout autre organisme susceptible d’attester de la majorité d’une personne. Et le site sur lequel l’attestation est utilisée ne connaît pas l’identité de la personne ». La CNIL a d’ores et déjà fait savoir, le 21 février dernier, qu’elle approuvait la mise en place d’une expérimentation conforme aux solutions qu’elle recommandait. La position de l’ARCOM demeure attendue.

La mise en place d’un tel dispositif est-elle compatible avec la protection des données personnelles ?

Dans l’absolu, le passage par un système de double anonymat peut sembler offrir les garanties nécessaires du point de la protection des données personnelles et du droit au respect de la vie privée. À cet égard, une étude récente a mis en lumière l’intérêt d’un tel dispositif, qui pourrait reposer sur la technique du double tiers : « L’utilisateur fournit une preuve de son âge sur le service tiers, qui génère ensuite un “jeton” à destination du service requérant la vérification pour en indiquer le résultat. […] Le mécanisme de double tiers ajoute à ce mécanisme un second tiers, qui est chargé de transférer les informations entre le site à accès restreint et le site vérificateur, de sorte que ce dernier ne connaisse pas le site réellement visité » (Ibid., p. 10.). La CNIL a tout récemment salué ce recours à un tiers de confiance. Il demeure cependant de nombreux points à éclaircir, par exemple l’identification de l’autorité qui sera compétente pour désigner ces tiers autorisés.

Quelles sont les limites de ces solutions de contrôle ?

Comme souvent, le législateur, même habité des meilleures intentions, risque de courir après la technique sans véritablement parvenir à la rattraper. D’une part, la loi aura vocation à s’appliquer à l’utilisateur français… qui pourra utilement – et aisément – se « délocaliser virtuellement » en ayant recours à un VPN, voire tout simplement en changeant de DSN pour contourner l’obstacle. La précision n’a rien d’anecdotique car les jeunes générations sont souvent rompues à l’utilisation de ces techniques. D’autre part, les sites pornographiques ne sont pas les seuls à être soumis à une obligation de contrôle de l’âge de leurs utilisateurs. Or de l’aveu même de la CNIL, ce type de dispositif pourrait être « proposé par tous les sites soumis à une obligation de contrôle de l’âge de leurs visiteurs » (CNIL, « Contrôle de l’âge pour l’accès aux sites pornographiques », op. cit.). Il pourrait donc y avoir, à terme, une généralisation du mécanisme de vérification (pourtant présenté initialement comme limité aux seuls sites pornographiques), ce qui constituerait un changement de paradigme. Même si l’anonymat en ligne est une utopie dès lors que l’internaute pourra toujours être identifié, il est vrai que l’extension du dispositif est à envisager avec précaution, en ce qu’il implique un changement profond quant à l’accès aux contenus en ligne.

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