Par Valérie Boré Eveno – Maître de conférences à Nantes Université

Où en était l’Accord « BBNJ », à la veille de la Conférence de Nice ?

L’Accord BBNJ, qui vise à protéger la biodiversité marine non seulement en haute mer (c’est-à dire dans la colonne d’eau au-delà des zones économiques exclusives des États) mais aussi dans la Zone internationale des fonds marins (au-delà des plateaux continentaux étatiques), est le résultat d’un long processus de négociations ayant abouti à la finalisation du texte le 4 mars 2023. Après avoir été adopté formellement par consensus le 19 juin suivant, l’Accord a été ouvert à la signature le 20 septembre 2023, lors de la 78e Assemblée générale des Nations Unies. Bien que 68 signatures aient été recueillies dès l’ouverture et que 116 pouvaient être décomptées à la date du 8 juin 2025, cela n’était toutefois pas suffisant pour rendre ce traité effectif puisqu’il ne pourra entrer en vigueur que 120 jours après le dépôt du 60e instrument de ratification (article 68 de l’Accord). Or, seuls 32 avaient été déposés à cette date (v. ici l’état de l’Accord).

Il faut dire que le processus de ratification implique le respect de procédures nationales souvent complexes, parfois bousculées par un calendrier électoral pouvant conduire à en repousser l’échéance, comme ce fut le cas en France après la dissolution de l’Assemblée nationale en 2024. Celle-ci s’est ainsi fait « doublée » par l’Espagne, premier pays européen (si l’on met à part Monaco) à avoir déposé son instrument de ratification, le 4 février 2025. Côté français, celui-ci a été déposé aux Nations Unies le lendemain, soit trois mois après que le Parlement a adopté à l’unanimité, suivant une procédure accélérée, le projet de loi autorisant la ratification du traité, faisant de la France le 16e État partie. L’hexagone n’en joue pas moins un rôle moteur sur la scène internationale, afin d’inciter un maximum d’États à signer et ratifier l’Accord, comme a pu en témoigner le Président de la République à l’occasion du Sommet SOS Océan organisé à Paris fin mars 2025, appuyée en cela par la coalition d’ONG High Seas Alliance.

De fait, le nombre de ratifications a rapidement augmenté ces derniers mois, passant du simple au double entre février et mai. Le 28 mai dernier, le traité a ainsi reçu sept ratifications supplémentaires, incluant l’Union européenne (UE) ainsi que six de ses États membres, rejoints par la Roumanie le 4 juin. L’UE et ses États membres sont en effet également compétents pour conclure l’Accord puisqu’il relève du domaine de l’environnement, auquel s’applique une compétence partagée en vertu de l’article 4, paragraphe 2, point e) du TFUE. L’UE a cependant dû formuler une Déclaration de compétence lors de son approbation, afin de préciser la répartition entre ses compétences et celles des États membres en ce qui concerne les questions régies par l’Accord, comme l’exige l’article 67 § 2 de ce dernier s’agissant des organisations régionales d’intégration économique. Parmi les autres États déjà parties à la veille de la Conférence figuraient notamment des États insulaires ou archipels particulièrement menacés par la dégradation du milieu océanique et la montée des eaux, ainsi que plusieurs pays d’Amérique latine mais également d’Asie. Si l’objectif était d’atteindre les 60 ratifications nécessaires avant la Conférence des Nations Unies sur l’Océan, la mobilisation était encore jusque-là insuffisante, même si le compte à rebours était bel et bien lancé.

Quel enjeu représente la Conférence de Nice pour cet Accord ?

Après New York en 2017 et Lisbonne en 2022, la Conférence de Nice a pour but de faire progresser la mise en œuvre de l’Objectif de développement durable n°14 (ODD 14) qui vise à « Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines », dont sont tributaires l’existence humaine et la vie sur terre.

Or, l’Accord BBNJ constitue un levier essentiel – parmi d’autres – pour atteindre cet objectif. En effet, la haute mer, où les activités humaines ne cessent de se développer, représente environ 64 % de la surface de l’océan (soit près de la moitié de celle du globe) et 90 % de son volume. Bien que de plus en plus réglementée sous l’impulsion notamment d’organisations régionales ou sectorielles, cet espace international est caractérisé par un régime juridique de « liberté », consacré dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (CNUDM, art. 87) et favorisant la logique du « premier arrivé, premier servi ». Si l’on y ajoute les effets du changement climatique et de la pollution, on comprend que la biodiversité puisse s’y trouver menacée, ce que vise précisément à éviter l’Accord BBNJ. Sans être parfait, ce nouvel instrument devrait favoriser le développement de la coopération afin de protéger et préserver le milieu marin, comme l’exige la CNUDM, en proposant aux États des outils juridiques permettant notamment la mise en place d’aires marines protégées (nécessaires pour parvenir à protéger au moins 30% des mers d’ici à 2030 : cible 3 du Cadre mondial de la biodiversité de Kunming-Montréal) et la réalisation d’études d’impact environnemental pour les activités envisagées dans les eaux internationales ou susceptibles d’y causer des dommages. Le nouveau traité doit également permettre d’encadrer l’accès aux ressources génétiques marines et d’assurer un partage équitable des bénéfices tirés de leur exploitation, sujet qui a longtemps cristallisé les tensions entre pays développés et pays en développement. Ces derniers devraient donc aussi pouvoir en tirer profit, à l’instar du renforcement des capacités et du transfert de technologies marines prévus par l’Accord.

L’ambition de la Conférence de Nice étant de mobiliser le plus grand nombre autour de la défense de l’océan, elle représente ainsi une opportunité stratégique pour renforcer l’engagement des États envers l’Accord BBNJ. En mettant en lumière l’importance de ses dispositifs pour protéger et gouverner collectivement l’océan, cet évènement mondial permet d’intensifier la pression diplomatique à l’égard des plus réticents et d’accélérer la dynamique en faveur de l’entrée en vigueur du traité. D’après l’envoyé spécial de la France, un bureau devait même être mis en place, durant tout le temps de l’UNOC, afin que les États puissent y déposer leurs instruments de ratification, qui pourront de la sorte être comptabilisés en direct. Une soixantaine de chefs d’États et de gouvernements y sont attendus, avec néanmoins un grand absent : le Président américain, qui a par ailleurs récemment ouvert la voie à l’exploitation minière des grands fonds marins, à contre-courant du multilatéralisme que souhaitent relancer les organisateurs de l’UNOC. L’effort semble néanmoins porter ses fruits puisque le Président français, Emmanuel Macron, a annoncé le 9 juin, lors de la cérémonie d’ouverture, qu’une cinquantaine d’États avaient à présent déposé leur instrument de ratification et que 15 autres pays se sont engagés à les rejoindre dans les semaines à venir. « C’est donc gagné ! » s’est-il exclamé : « ce Traité sur la haute mer sera bien mis en œuvre ». De fait, 19 nouvelles ratifications ont bien été enregistrées sur le site des Nations Unies à la date du 11 juin, ce qui porte à 51 le nombre total de Parties, parmi désormais 136 signataires. Ne reste plus qu’à attendre les quelques ratifications encore nécessaires pour activer l’entrée en vigueur du traité.

Quelles sont les prochaines étapes de la mise en œuvre de l’Accord ?

Avant même son entrée en vigueur formelle, que la France espère désormais pour le début de l’année 2026, la mise en œuvre effective de l’Accord BBNJ nécessite d’être anticipée, que ce soit sur le plan institutionnel ou fonctionnel. Outre la Conférence des Parties (COP), qui sera dotée d’un véritable pouvoir décisionnel, et le Secrétariat permanent (dont le siège pourrait être accueilli au Chili ou en Belgique, les deux pays s’étant portés candidats), l’Accord prévoit en effet la création d’un Centre d’échange d’informations sous la forme d’une plateforme en ligne et de cinq organes subsidiaires : un Organe scientifique et technique, un Comité de renforcement des capacités et de transfert de technologies marines, un Comité de mise en œuvre et de contrôle du respect des dispositions, un Comité sur l’accès et le partage des avantages et un Comité des finances, qu’il va falloir mettre en place en précisant leurs mandats, modalités de fonctionnement et règlements intérieurs.

À cette fin, l’Assemblée générale des Nations Unies a décidé de créer en 2024 une Commission préparatoire (résolution 78/272 du 24 avril 2024), dont l’objectif est d’organiser l’entrée en vigueur de l’Accord et préparer la première réunion de la COP, qui devra être convoquée par le Secrétaire général de l’ONU un an au plus tard après l’entrée en vigueur de l’Accord. Cette Commission, qui s’est réunie pour la première fois du 14 au 25 avril 2025 à New-York, est ouverte à tous les États Membres de l’ONU, aux membres des institutions spécialisées et aux parties à la CNUDM, ce qui permet déjà de tester la capacité du multilatéralisme à proposer des solutions opérationnelles. Les questions financières sont à ce sujet cruciales – surtout en cette période de crise de trésorerie des Nations Unies – qu’elles soient liées à la mise en œuvre du traité et au fonctionnement de ses organes ou au renforcement des capacités des pays en développement, qui forment désormais la majorité des États parties. Le mécanisme financier prévu à l’article 52 de l’Accord doit à cette fin encore être précisé, qu’il s’agisse des contributions annuelles ou volontaires des Parties, de l’opérabilité du fonds spécial établi par cet article ou de l’appui du Fonds pour l’environnement mondial. Les deux prochaines sessions de la Commission préparatoire sont prévues du 18 au 29 août 2025, puis du 23 mars au 2 avril 2026.

À l’échelle nationale, les États devront aussi adapter leurs législations internes afin d’intégrer les obligations du traité, s’agissant notamment de l’établissement et du contrôle des aires marines protégées, de l’évaluation de l’impact environnemental ou bien des activités et informations de séquençage numérique relatives aux ressources génétiques marines, les pays en développement ayant en effet insisté pour que celles-ci soient accessibles à tous. L’article 10 de l’Accord (en lien avec son article 70) permet toutefois aux États d’exclure ces dernières de son champ d’application si elles ont été collectées et produites avant son entrée en vigueur, à condition que les Parties formulent une déclaration écrite en ce sens au moment de la ratification, ce qu’ont fait plusieurs États européens (Belgique, Chypre, Danemark, Espagne, Grèce, Finlande, France, Portugal, Roumanie), de même que l’UE, la Guinée-Bissau, la République de Corée et le Viet Nam. La Commission européenne, qui vient d’annoncer l’adoption d’un Pacte européen pour les océans, a aussi récemment présenté une proposition de directive visant à intégrer le traité BBNJ dans le droit de l’Union, afin d’aider les États membres à mettre en œuvre toutes les parties de l’Accord, et l’UE a promis 40 millions d’euros pour aider les pays en développement à le ratifier et favoriser sa mise en œuvre rapide. Celle-ci risque toutefois d’être compliquée par le fait que l’Accord ne doit pas porter atteinte aux instruments et cadres juridiques existants (article 5), tant au niveau global que régional, ce qui nécessite d’anticiper l’articulation entre ces différents régimes. Plusieurs États ont d’ailleurs manifesté leur attachement à cette obligation lors de la signature de l’Accord ou au moment du dépôt de leur instrument de ratification, comme en témoignent les déclarations de la Norvège, du Chili ou encore du Royaume Uni.

Malgré un chemin qui s’annonce encore parsemé d’embûches, la Conférence de Nice n’en constitue pas moins une étape décisive vers la mise en œuvre de l’Accord BBNJ.