Agriculture et changement climatique : l’impossible transition ?
Un rapport du Haut Conseil pour le Climat (HCC) souligne la nécessité d'une transformation majeure du secteur agricole pour faire face aux défis climatiques mais aussi à la faiblesse des revenus, à la concurrence déloyale et aux contraintes administratives croissantes.
Par Marta Torre-Schaub, Directrice de recherches CNRS à l’ISJPS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Pourquoi le Haut Conseil pour le Climat a-t-il jugé nécessaire de se pencher sur le secteur alimentaire et agricole ?
Le changement climatique impacte directement l’agriculture par des pertes de productivité qui, elles-mêmes, se répercutent sur l’ensemble du système alimentaire. Et, en même temps, les gaz à effet de serre (GES) émis par l’ensemble du système alimentaire représentent une part significative de l’empreinte carbone de la France. La production agricole est exposée à une augmentation des dommages causés par le réchauffement climatique, présentant des risques élevés tant pour les agriculteurs que pour les consommateurs. Par ailleurs, l’alimentation constitue 22 % de l’empreinte carbone des Français, et les émissions qu’elle génère diminuent de manière insuffisante par rapport aux objectifs climatiques.
Dans un contexte déjà très fragilisé du secteur, accélérer la réduction des émissions de l’alimentation et de la production agricole, tout en préservant l’avenir des professionnels et des consommateurs, nécessite d’intervenir sur l’ensemble du système alimentaire. Selon le Haut Conseil, la structure actuelle des systèmes agricoles et agro-industriels ne facilite pas les changements de pratiques et freine l’adoption de processus agricoles et alimentaires à faible émission de carbone. Mais, insiste le Haut Conseil, ces obstacles peuvent être surmontés par des modifications profondes dans les systèmes agro-alimentaires.
Le « réarmement » du secteur ne peut provenir d’un recul des préoccupations environnementales mais plutôt d’une refondation de la profession et du système agroalimentaire dans son ensemble. A condition, bien sûr, que l’Etat remplisse son rôle de planificateur écologique et social dans une stratégie à long terme, afin d’accompagner un secteur qui souffre et qui est pourtant indispensable à notre souveraineté.
La prise en compte du risque climatique dans le secteur agricole est donc une nécessité ?
L’agriculture est confrontée à un ensemble de risques dont celui du réchauffement climatique. Ces risques exercent une pression sur l’économie du secteur mais aussi sur l’ensemble de notre système alimentaire. Or, ces périls sont aujourd’hui négligés. En tous cas, ils ne sont pas traités à la hauteur de la menace qu’ils supposent. Qu’il s’agisse des risques qui pèsent sur les récoltes, sur la chaine alimentaire et les ressources naturelles ou qu’il s’agisse des risques financiers et géopolitiques, le changement climatique fragilise encore plus un secteur qui exprime son mal-être depuis des décennies.
Dans la perspective de la neutralité carbone de la France en 2050, le système alimentaire doit relever un triple défi climatique, rappelle le Haut Conseil. Il doit d’abord réduire au maximum les émissions de GES qu’il engendre, augmenter le stockage de carbone dans les sols agricoles et se préparer à un climat plus chaud de +2 °C à court terme et possiblement de +4 °C à long terme. D’où la nécessité d’une profonde transformation qui requiert une stratégie et une politique économique au long cours. C’est cette vision systémique et de long terme que propose le Haut Conseil pour préserver à la fois notre souveraineté alimentaire et nos valeurs sociales et environnementales. En clair : une agriculture durable et résiliente plutôt qu’une régression des standards environnementaux et sociaux.
Concrètement, que propose le Haut conseil pour le climat ?
Le HCC souligne la nécessité de coordonner les politiques agricoles, alimentaires, climatiques, environnementales et de santé publique pour maximiser les synergies, protéger les agriculteurs des dommages causés par le dérèglement climatique, minimiser les coûts de la transition écologique et réduire les risques économiques pour l’ensemble des acteurs du système alimentaire, tout en garantissant l’accès à une alimentation durable et saine pour tous. Il rappelle, en outre, l’importance d’accompagner le secteur tout au long de ce processus de transformation.
Les recommandations visent à orienter le soutien vers les pratiques les moins émettrices et à développer une offre alimentaire bas carbone, dans une dynamique de transition juste. Plusieurs leviers sont ainsi identifiés, notamment en proposant que la France défende, au sein de la réforme de la Politique agricole commune de l’Union Européenne de 2028, la réduction des émissions du secteur agricole par au moins un facteur deux d’ici à 2050. Il suggère également d’améliorer l’architecture de l’action publique, en réduisant la dépendance aux puits de carbone forestiers et en privilégiant le stockage de ce dernier dans les sols agricoles et la biomasse. Le renforcement des politiques publiques en faveur de la transition, la revalorisation des revenus des agriculteurs et des éleveurs, ainsi que l’adaptation et le renforcement du volet environnemental dans la formation initiale et continue sont également privilégiés. Cependant, le HCC souligne la nécessité d’évaluer ces outils en fonction de leurs coûts-bénéfices et de leurs antagonismes potentiels avec d’autres dimensions, telles que le coût de l’alimentation, la compétitivité des échanges, les conditions de travail, l’eau, les sols, la biodiversité ou la santé des consommateurs.
S’il demeure à la fois vigilant et prudent dans ses recommandations, le Haut Conseil n’en ouvre pas moins un certain nombre de perspectives qui pourraient largement améliorer la situation actuelle. Il préconise ainsi une vision holistique de la question climatique, dans laquelle le secteur agricole joue un rôle essentiel. Le texte reprend certaines des recommandations déjà avancées dans ses précédents rapports. Par exemple, l’intégration des enjeux climatiques dans le suivi et l’évaluation des politiques alimentaires et agricoles. Il est ainsi proposé d’améliorer les méthodes d’inventaire et d’estimation des facteurs d’émission en France. Autre proposition : produire un inventaire régulier des vulnérabilités agricoles du territoire national. De même, le HCC souhaite que l’Europe prenne davantage d’initiatives à travers la réalisation d’une « feuille de route climatique » de la Politique agricole commune.
Après les annonces faites par le Premier Ministre, Gabriel Attal, pour calmer la colère des agriculteurs, les recommandations du Haut Conseil risquent-elles de rester lettre morte ?
La question se pose en effet. Tout laisse craindre une régression sur de nombreux acquis environnementaux – dont la mise en pause du plan ecophyto, le renoncement aux jachères et la remise en question de l’expertise de la science concernant les dangers liés aux pesticides et fertilisants.
Les effets de ces mesures réduiront le rôle que jouent les sols agricoles dans la capture du carbone et autres gaz à effet de serre, contrairement à ce que préconise le HCC. De même, la biodiversité, indispensable à l’atténuation du changement climatique, à la résilience et au maintien de la production agricole, semble la grande oubliée des annonces gouvernementales. Dans ce sens, l’Office Français de la Biodiversité (OFB), qui permet de contrôler les pratiques liées à l’irrigation, à l’épandage, au maintien des chemins ruraux et au non-effondrement du vivant, risque de voir son rôle réduit. Or, le Haut Conseil proposait, au contraire, de renforcer la surveillance des vulnérabilités agricoles et de l’usage de terres. De même, la suppression de l’interdiction de la réimplantation des prairies fragilisera davantage le rôle que joue la biodiversité dans la lutte contre le dérèglement climatique. Bref, ces annonces risquent de neutraliser une grande partie des recommandations du Haut Conseil tout en mettant en danger les progrès environnementaux pour préserver les espèces et les écosystèmes. Comme le rappelle le Haut Conseil, ils sont pourtant l’un de nos meilleurs atouts pour réduire le stockage des gaz à effet de serre.