Affaire Le Scouarnec : que risque l’ancien chirurgien ?
Accusé d’avoir agressé sexuellement 299 mineurs entre 1989 et 2014 dans les hôpitaux du Morbihan et du Finistère, l’ancien chirurgien Joël le Scouarnec sera jugé à partir du 24 février par la Cour criminelle du Morbihan. Trois questions sensibles sur une affaire hors-norme.
Par Ludivine Richefeu, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à CY Cergy Paris Université, Codirectrice du Laboratoire d’études juridiques et politiques (LEJEP)
Le nombre de victimes aura-t-il une influence sur la peine prononcée ?
Joël le Scouarnec est accusé d’avoir commis 299 viols et agressions sexuelles aggravés à l’encontre de mineurs. La question de la prise en compte du nombre de victimes dans le prononcé de la peine se pose donc naturellement. L’on sait que la commission de plusieurs viols à l’encontre de plusieurs victimes différentes est érigée en circonstances aggravante par le Code pénal, portant la peine à vingt années de réclusion criminelle (C. pén., art. 222-24, 10°). Mais au-delà de cette aggravation de peine, chaque infraction pour laquelle l’accusé sera reconnu coupable donnera-t-elle lieu au prononcé d’une peine qui s’additionnera aux autres peines prononcées ? Si notre système imposait un cumul des peines – comme le fait le droit américain par exemple, l’accusé pourrait être condamné à plusieurs centaines d’années de réclusion criminelle. Ce n’est toutefois pas la solution retenue par le droit français, lequel rejette le cumul des peines de même nature (C. pén., art. 132-3). À titre d’exemple, lorsqu’un individu encourt deux peines d’emprisonnement pour la commission de deux infractions – trois ans pour un vol et cinq ans pour une escroquerie, il ne peut être prononcé à son encontre qu’une seule peine d’emprisonnement dans la limite du maximum légal le plus élevé – à savoir la peine de cinq ans encourue pour l’escroquerie. Le prévenu peut donc être déclaré coupable des deux infractions mais la peine prononcée par le juge à l’occasion de la même procédure sera plafonnée à cinq ans d’emprisonnement, alors qu’elle aurait été de huit ans maximum dans un système de cumul de peines. C’est exactement cette logique qui s’applique dans l’affaire Le Scouarnec : même si l’accusé est reconnu coupable de plusieurs viols et agressions sexuelles aggravés, il n’encourt qu’une seule peine de réclusion – celle prévue en matière de viol aggravé, puisqu’il s’agit de l’infraction la plus sévèrement punie.
Quelle est la peine maximale encourue par l’accusé ?
Pour déterminer la peine encourue en matière de viol aggravé, il convient d’examiner la loi en vigueur au moment des faits reprochés. Le droit français connaît en effet le principe de non-rétroactivité de la loi pénale de fond plus sévère (C. pén., art. 112-1), lequel interdit d’appliquer de nouvelles dispositions plus sévères à des faits antérieurs. C’est ainsi que, par exemple, une loi nouvelle de 2024 qui aggrave la peine encourue pour une infraction ne s’appliquera pas à des faits commis en 2023. Le juge doit donc nécessairement effectuer une comparaison entre la peine encourue au moment des faits et celle encourue au moment du jugement. Si la première est moins sévère que la seconde, c’est elle qu’il devra appliquer, quand bien même elle ne serait plus en vigueur au moment du prononcé de la peine. En l’espèce, les viols et agressions sexuelles reprochés ont été commis sur des victimes de onze ans en moyenne et majoritairement sous l’empire du nouveau Code pénal entré en vigueur en 1994. Or, ce dernier a toujours aggravé la peine du crime de viol au regard du jeune âge de la victime, punissant ainsi de vingt ans de réclusion criminelle – au lieu de quinze – le viol commis sur mineur de (moins de) quinze ans (C. pén. art. 222-24, 2°). Une seconde circonstance aggravante élevant la peine à vingt ans de réclusion peut parallèlement être relevée : celle relative à la pluralité de victimes (C. pén., art. 222-24, 10°). Créée par la loi du 12 décembre 2005, elle pourrait en effet trouver application, certains des viols reprochés à l’accusé ayant a priori été commis postérieurement à l’entrée en vigueur de cette loi. Ces deux circonstances aggravantes pourraient donc être retenues, portant la peine encourue par l’accusé à vingt ans de réclusion criminelle (le Code pénal n’aggrave pas la peine encourue en fonction du nombre de circonstances aggravantes relevées).
Pourquoi dix-neuf infractions ont-elles été écartées pour cause de prescription ?
En droit français, seules les infractions de génocide et de crime contre l’humanité sont imprescriptibles et permettent à ce titre de déclencher l’action publique jusqu’à la mort de leur auteur. Les autres infractions sont soumises à un délai de prescription d’un an pour les contraventions, de six ans pour les délits et de vingt ans pour les crimes. Ces délais atteints, les poursuites ne sont plus possibles : l’on dit alors que la prescription est acquise et que l’action publique est éteinte. Le législateur a toutefois souhaité appuyer la gravité de certaines infractions en instituant des délais dérogatoires : c’est le cas en matière de viol sur mineur dont le délai de prescription est porté à trente ans à compter de la majorité de la victime, laquelle peut dès lors déposer plainte jusqu’à ses 48 ans. Toutefois, ce nouveau délai de prescription établi par la loi du 3 août 2018 ne s’applique aux infractions commises antérieurement qu’à la condition que celles-ci ne soient pas déjà prescrites. Or, jusqu’à la loi du 4 avril 2006, le délai de prescription pour les viols commis sur mineurs était identique à celui de tout crime : 10 ans. C’est ainsi que dix-neuf infractions étaient déjà prescrites au moment de l’entrée en vigueur de la loi de 2006 élevant à vingt ans le délai de prescription de ces infractions, entraînant ainsi l’extinction de l’action publique.
Mais la répression intervenant par définition toujours trop tard, lorsque l’infraction a déjà été commise, cette affaire démontre qu’au-delà d’un aspect strictement répressif, des « changements culturels considérables » sont indispensables pour mieux lutter contre les violences sexuelles commises contre les mineurs. La Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants l’a d’ailleurs relevé dans son communiqué du 21 février dernier, indiquant avec justesse que « les carrières pédocriminelles sont construites, non par des monstres, mais par des silences successifs de tous les témoins ».