Par Julie Klein, Professeur à l’École de droit de Sciences Po

Installée il y a 3 ans afin de recueillir les témoignages des personnes ayant été victimes de violences sexuelles pendant leur enfance, la Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles Faites aux Enfants (CIIVISE) vient de rendre publiques, dans un rapport intitulé « Violences sexuelles faites aux enfants : on vous croit » publié le 17 novembre dernier, 82 préconisations de politique publique. L’une d’elles retient particulièrement l’attention : déclarer imprescriptibles les viols et agressions sexuelles commis contre les enfants (Préconisation 60).

Il n’est guère douteux que l’objectif poursuivi par la CIIVISE, à savoir lutter contre le déni dont les violences sexuelles faites aux enfants et notamment l’inceste font l’objet, ne peut qu’être partagé. Le recours à l’imprescriptibilité pour y parvenir mérite toutefois d’être discuté.  

Certes, la proposition de rendre imprescriptibles les infractions sexuelles sur mineurs peut sans conteste s’appuyer sur des constats solides. Le rapport énonce ainsi que, bien qu’entre 2016 et 2022, seules 3% des affaires traitées par le parquet aient fait l’objet d’un classement du fait de l’extinction de l’action publique, « plus de 6 victimes sur 10 qui ont apporté leur témoignage à la CIIVISE et qui ont, dans le même temps, témoigné de leur besoin de reconnaissance par une institution ne pourront jamais saisir la justice » (Rapport de la CIIVISE, p. 230).

La proposition peut également se prévaloir de précédents sérieux. Loin d’être inédite, elle est portée par une partie du milieu associatif depuis de nombreuses années et a déjà fait l’objet d’une proposition de loi au printemps dernier (v. le dépôt par le 26 mai 2023 par le Sénateur X. Iacovelli (Renaissance) d’une proposition de loi visant à « en finir avec la prescription des violences sexuelles sur mineurs »). Plusieurs pays européens ont d’ailleurs fait, ces dernières années, le choix de l’imprescriptibilité en la matière, parmi lesquels la Suisse, les Pays-Bas et le Danemark, et tout récemment encore la Belgique.

La légitimité des objectifs poursuivis et l’importance du mouvement en faveur de l’imprescriptibilité ne doit cependant pas conduire à éluder le débat sur la pertinence du recours à cet instrument juridique. Non seulement la reconnaissance de l’imprescriptibilité des crimes et délits sexuels commis contre des enfants ne pourra se faire qu’au mépris de principes fondamentaux du droit pénal qui ne peuvent sans dommages être écartés, mais il n’est pas même certain que la reconnaissance de l’imprescriptibilité facilite la libération de la parole et encore moins la reconnaissance par la justice des crimes subis. 

L’indispensable prescription

Mal aimée du grand public, victime d’une lecture émotionnelle du droit, la prescription en demeure un principe cardinal, qui n’a jusqu’à présent été écarté en droit français qu’en matière de crimes contre l’humanité. C’est là l’héritage du procès de Nuremberg inscrit dans une résolution des Nations Unies du 13 février 1946. 

Sous cet aspect, la demande d’imprescriptibilité participe d’une mutation des fonctions du droit pénal à l’œuvre depuis longtemps déjà : le procès pénal ayant, dans cette perspective, davantage pour objet de rendre justice aux victimes que de protéger les intérêts de la société, le temps offert à celles-ci pour agir remplace la peine encourue pour caractériser la gravité d’une infraction. 

L’assimilation des crimes sexuels aux crimes contre l’humanité qui résulterait de l’imprescriptibilité des premiers pose alors difficulté. Certes, les partisans de l’imprescriptibilité tente de la résoudre en faisant le lien entre ces deux types de crime, au motif que, comme le soulignent les signataires d’une tribune parue en novembre, « les crimes sexuels sur mineur·es sont des crimes contre notre avenir commun, ils sont un crime contre notre humanité » ou encore que  « les violences sexuelles attaquent chez l’enfant son appartenance à l’espèce humaine. C’est le comble de la violation qui porte atteinte à la continuité du monde ». (Rapport de la CIIVISE, p. 658). Citant le philosophe Jean-Philippe Pierron, la CIIVISE va même jusqu’à affirmer que « pour nous, le mal – le mal, et non la faute – prend aujourd’hui deux figures. C’est à la fois le nazisme ou le stalinisme ; et le viol, d’un enfant ».

Quoi que l’on pense de l’analogie hasardeuse qui sous-tend la démonstration, il reste qu’une telle assimilation introduirait une incohérence dans la hiérarchie des infractions : quelle qu’en soit l’horreur, peut-on vraiment soutenir qu’un crime sexuel sur mineur est plus grave qu’un assassinat précédé d’actes de barbarie, lequel n’est pas imprescriptible ? Ou encore qu’un crime de guerre pour lequel la voie de l’imprescriptibilité a été expressément fermée par le Conseil d’État au motif que « l’imprescriptibilité́ des crimes de guerre remettrait en cause la spécificité́ jusqu’alors reconnue en droit français des crimes contre l’humanité » (CE, Ass. Gén., Sect. Intérieur, 1er octobre 2015, avis sur la proposition de loi portant réforme de la prescription en matière pénale) ?

Outre qu’elle met ainsi à mal la hiérarchie des infractions, l’imprescriptibilité se heurte aux fonctions poursuivies par la prescription. A ce titre, il serait illusoire de cantonner la prescription à une fonction d’oubli dont il est aisé ensuite d’affirmer qu’elle ne profite pas à la victime, marquée à vie par le crime qu’elle a subi. Non seulement ce droit à l’oubli n’a pas pour finalité, contrairement à ce qui est trop souvent suggéré, de protéger l’auteur de l’infraction mais la société dans son ensemble dans son besoin de paix sociale, mais surtout la prescription participe, avec d’autres, des principes qui fondent le droit pénal moderne. Garante de la fiabilité du système judiciaire, elle est en ce sens indissociable des principes de présomption d’innocence et de procès équitable. La prescription, si elle peut paraître injuste aux parties civiles qui s’y heurtent, est une institution essentielle au système juridique français qui limite les risques d’erreur judiciaire, en interdisant que le procès prenne place à une époque où la fiabilité des preuves ne serait plus assurée. En ce sens, elle est peut-être d’abord et avant tout une garantie de l’effectivité des droits de la défense. Il faut s’en souvenir avant d’y renoncer. 

L’inefficacité de l’imprescriptibilité

L’aspiration de l’opinion publique à l’imprescriptibilité va souvent de pair avec une méconnaissance des règles juridiques aujourd’hui applicables. Rappelons en effet que les dernières décennies ont d’ores et déjà été marquées par une extension toujours plus forte des délais de prescription, tant en droit commun (la loi n°2017-242 du 27 février 2017 a doublé les délais de prescription en matière pénale pour les crimes de droits communs, passant de dix à vingt ans) qu’en matière d’infractions sexuelles sur mineurs. 

Ainsi, la loi n°89-487 du 10 juillet 1989 a prévu que « lorsque la victime est mineure et que le crime a été commis par un ascendant légitime, naturel ou adoptif ou par une personne ayant autorité sur elle, le délai de prescription est réouvert ou court à nouveau à son profit, pour la même durée à partir de sa majorité » ; la loi n°95-116 du 4 février 1995 a étendu la règle du report du point de départ du délai de prescription aux délits ; la loi n°98-468 du 17 juin 1998 a élargi à tous les crimes commis contre les mineurs le report du point de départ de la prescription tout en portant de trois à dix ans le délai de prescription des délits d’agressions sexuelles et d’atteintes sexuelles aggravées commises sur un mineur de quinze ans ; la loi n°2004-204 du 9 mars 2004 a porté à 20 ans le délai de prescription concernant les viols et les délits d’agressions ou d’atteintes sexuelles aggravées autres que le viol commises sur un mineur de quinze ans ; la loi n°2014-873 du 4 août 2014 a porté à 20 ans la prescription de l’action publique du délit d’agression sexuelle sur mineur de quinze ans, même en l’absence d’une circonstance aggravante ; la loi n°2018-708 du 3 août 2018 a encore porté les délais de prescription des crimes sexuels commis contre les mineurs à trente ans. Enfin et en dernier lieu, depuis la loi n°2021-478 du 21 avril 2021, visant à « protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste », un principe de prescription « glissante » a été mis en place, qui permet de reporter le point de départ de la prescription au jour de la dernière infraction commune si l’auteur des faits a commis postérieurement d’autres agressions à caractère sexuel sur un mineur.

La France connaît ainsi un mécanisme de prescription largement rallongée pour les crimes sexuels sur mineurs. Concrètement, aujourd’hui en France, un enfant victime d’un crime sexuel peut utilement pousser les portes d’un commissariat jusqu’à ses 48 ans au moins. Il n’est alors pas inutile de remarquer que, si les règles actuelles s’appliquaient aux faits passés – ce que le principe constitutionnel de non-rétroactivité de la loi pénale interdit en tout état de cause – l’ensemble des victimes ayant été exposées médiatiquement ces dernières années ne se seraient pas heurtées à la prescription. Celle-ci n’est dès lors sans doute déjà plus le couperet inique que les médias ont pu présenter. 

Pourquoi, alors, étendre le refoulement de la prescription jusqu’à l’imprescriptibilité ? Le mécanisme d’amnésie post-traumatique, selon lequel la victime pourrait se trouver dans l’incapacité de se souvenir en partie ou en totalité d’un évènement traumatique, est souvent mis en avant (Rapport de la CIIVISE, p. 660). Porté notamment par la psychiatre Muriel Salmona – par ailleurs membre de la CIIVISE – un tel mécanisme demeure largement controversé dans la communauté scientifique. On ne saurait dès lors lui abandonner la détermination des règles de prescription pénale. 

Au-delà des interrogations sur le besoin réel d’imprescriptibilité au regard des règles actuelles, l’imprescriptibilité semble surtout de nature à se retourner contre les victimes que l’on cherche à protéger. A l’inutilité s’ajoute alors le danger. 

En premier lieu, parce qu’elle suscite de faux espoirs. Nul système judiciaire ne peut dépasser l’obstacle lié au dépérissement des preuves. Le temps qui s’écoule est le pire ennemi de la justice. Le temps de la preuve n’est pas celui de la douleur. L’invocation des progrès scientifiques en guise de palliatif est ici malvenue. Dans les affaires de crimes sexuels sur mineurs en cause, la difficulté n’est pas d’identifier l’agresseur une fois le crime dénoncé – hypothèse dans lesquels les mécanismes d’interruption de prescription permettent déjà largement de laisser aux progrès scientifiques le soin de venir élucider des « cold cases » – mais d’apporter des preuves, plusieurs années après le crime, de sa réalité. La prescription fait ici figure de garantie, partant du principe qu’au bout d’un certain temps la solidité des preuves et des témoignages est sujette à caution. Sauf à anéantir tout l’édifice des droits de la défense en sanctuarisant la parole, rares sont les infractions qui pourront être établie 60 ans après les faits. On peut craindre alors que les agressés se heurtent à l’impossibilité pour la justice de reconnaître leur statut de victime, au risque d’un sentiment de double peine : à l’agression physique s’ajoute l’agression symbolique du classement sans suite ou de l’acquittement. La prescription protège ici la victime de faux espoirs. 

En second lieu, et même si l’énoncer peut paraître contre-intuitif, il ne faut pas minimiser le rôle de la prescription dans la libération de la parole des victimes, et ce, à double titre. D’une part, parce qu’elle constitue un couperet pour la victime de crimes sexuels, la prescription lui impose aussi de choisir le chemin qu’elle souhaite emprunter pour tenter de se reconstruire : dans ou en dehors du monde judiciaire. La prescription sert ici de déclencheur. Que ce soit pour porter plainte ou pour y renoncer, la prescription oblige les victimes à sortir de l’indécision, ce qui s’avère essentiel dans leur processus de reconstruction. Faute d’échéance judiciaire, le risque existe que la victime reporte d’autant la décision de dénoncer son agresseur, et s’enferme dans cette indécision. D’autre part, et le rapport de la CIIVISE le reconnaît d’ailleurs, il n’est pas rare que les victimes attendent que la prescription soit acquise pour prendre la parole, comme si la confrontation avec le monde judiciaire et la perspective d’un procès faisait figure de repoussoir. On peut déplorer le manque de confiance des victimes dans l’institution judiciaire, et s’interroger sur ses causes, mais le fait est là. Le nier n’est pas protéger les victimes. Pour ces dernières, l’imprescriptibilité pourrait bien, à front renversé, se transformer en injonction au silence. 

En réalité, la demande d’imprescriptibilité témoigne plus largement d’une aspiration profonde à vouloir faire jouer à la justice pénale un rôle qui n’est pas le sien. Elle marque un changement de paradigme, en assignant à la justice un dessein thérapeutique qui lui est étranger. Dans ce contexte, la prescription fait figure d’épouvantail. Elle marque pourtant simplement les limites de la pertinence du temps judiciaire dans le processus de réparation des victimes. Si le temps du procès peut participer de la reconstruction, l’arène judiciaire ne saurait en être l’alpha et l’oméga. Ses contraintes, ses exigences, ses objectifs sont autant de pièges pour la victime. Lorsque la justice pénale ne peut plus rien, elle doit laisser sa place à d’autres mécanismes, inspirés notamment des philosophies restauratives. L’oubli judiciaire n’est pas l’abandon des victimes. Comme le souligne Marie Dosé, « il n’est pas de postulat plus dangereux que celui selon lequel toute mémoire serait vertueuse et tout oubli préjudiciable » (Éloge de la prescription, Ed. de l’Observatoire, 2021).