Par Yves Jeanclos, Docteur d’État en Droit (Paris II), Agrégé des Facultés de Droit, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg

L’imprescriptibilité des crimes sexuels commis sur des mineurs est au cœur des analyses sociales et juridiques, en ces temps de dénonciation des violences sexuelles faites aux femmes (UE, 2022, projet de Directive, élaboration en cours) et tout spécialement aux enfants, via le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les atteintes sexuelles faites aux enfants (CIIVISE) dont les conclusions viennent d’être rendues.

Le concept d’imprescriptibilité s’oppose à la prescription à durée déterminée, qui est « le droit accordé par la loi à l’auteur d’une infraction de ne plus être poursuivi ni jugé après l’écoulement d’un certain délai depuis la réalisation des faits » (Cour européenne des droits de l’Homme, Coëme c/ Belgique, 22 Juin 2000, § 146), tout en conservant sa responsabilité pénale sans sanction pénale, sans satisfaction pour la victime ni pour l’État garant de l’ordre public. C’est pourquoi instituer l’imprescriptibilité est un impératif d’ordre à la fois humanitaire et pénal.

L’imprescriptibilité des crimes sexuels contre les mineurs, un impératif d’humanité

La protection naturelle des enfants face aux agresseurs

Que les enfants mineurs soient l’objet d’une protection de tous les instants de la part de leurs parents semble naturel et normal. Qu’ils reçoivent de leurs parents une attention permanente pour la sécurité, l’alimentation, les soins médicaux, l’éducation et la morale est conforme aux exigences de la loi pénale (Code pénal, 227-17) et civile (Code civil, 213).  Qu’ils soient respectés dans leur identité et leur corporalité par les proches de famille et de société est une évidence mise à mal par des prédateurs sexuels exerçant sur eux une emprise malfaisante. Qu’ils n’aient pas conscience de leur état de dépendance psychologique et corporelle face à un agresseur sexuel dominant est conforme à l’éducation de la petite enfance respectueuse de l’autorité familiale et sociale. Qu’ils ne sachent pas et qu’ils occultent involontairement pendant de longues années leur qualité de victimes de prédateurs sexuels ne saurait leur être reproché et les empêcher d’exercer leur droit à porter plainte leur vie durant. 

Les mineurs sont passifs devant le charme ou l’agressivité de l’auteur de l’infraction. Leurs fonctions cognitives, mentales et psychiques sont altérées par les violences sexuelles subies dans leur enfance (rapport CIIVISE). Par respect du tabou des abus sexuels, ils gardent le silence pour éviter l’opprobre familial et social.  Ils vivent adultes dans une souffrance psychologique inexplicable  jusqu’au jour où, de longues années après les agressions sexuelles, l’amnésie traumatique prend fin. Ils sont alors en état d’intenter des poursuites pénales contre leur agresseur, à quelque époque de leur vie que cela soit : l’imprescriptibilité est donc indispensable.

Les viols et agressions sexuelles des mineurs sont, dans une très grande majorité de cas, le fait de personnes proches de la victime. Selon la CIIVISE, 60% des viols sont de nature incestueuse. Trois sortes d’incestes menacent les mineurs : l’inceste intrafamilial – le plus fréquent – l’inceste sportif entre entraîneur et jeunes sportifs – plus discret – et l’inceste religieux entre élèves d’une institution éducative religieuse et jeunes élèves ou entre prêtres et paroissiens – plus pernicieux (affaire du prêtre et de l’archevêque de Lyon en 2020, par exemple). Au total, les viols et agressions sexuelles de mineurs concerneraient 5,4 millions de personnes en France, soit environ 9 % de la population, dont la plupart n’ont pas engagé de poursuites pénales ni obtenu de jugements et encore moins de condamnations contre leurs agresseurs, du fait de l’actuelle prescription d’une durée de 30 ans. C’est pourquoi ces violences sexuelles doivent être poursuivies au pénal, à tout moment de la vie de la victime, sans limite prescriptive, en application du principe d’imprescriptibilité des crimes et agressions sexuelles subis par des mineurs.

La nécessaire protection pénale des mineurs agressés sexuellement

Depuis la loi du 21 Avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste, le mineur âgé de moins de 15 ans est crédité d’une présomption  irréfragable de non- consentement face à un agresseur/prédateur sexuel (Code pénal, 222-23-1). Il est le sujet d’une protection particulière du législateur, eu égard à sa vulnérabilité liée à sa déficience naturelle de « discernement nécessaire » (Code pénal, 222-22-1-2e alinéa nouveau)  et à sa faible résistance physique, à l’identique des personnes particulièrement vulnérables (Code pénal, 222-33-1-1-I-3°et 4°). La même loi élargit utilement la qualification de viol par pénétration aux agressions bucco-génitales fréquemment imposées à des mineurs (Code pénal, 222-23- 1), ouvrant la voie à une protection pénale plus efficace.

La protection sociale des mineurs contre la criminalité sexuelle de nature pédocriminelle repose avant tout sur l’observation et la mise à jour des violences sexuelles par des tierces personnes. Elle est une exigence naturelle imposée par la loi pénale aux proches de la victime mineure, en particulier aux parents chargés de la sécurité physique et mentale de leurs enfants (Code pénal, 227-17). Elle repose sur la dénonciation de toute manifestation ou signe de violences sexuelles subies par des mineurs. Pour ne pas être accusés de mise en danger délibérée de la personne d’autrui (Code pénal, 223-1) ou de non- assistance à personne en danger (Code pénal, 223-6), les personnels de santé et du monde éducatif doivent informer au plus vite les autorités judiciaires de situations criminelles vraisemblables.

Un impératif de justice pénale

La première étape vers imprescriptibilité législative

La loi du 3 Août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes fait un pas vers l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis contre les mineurs. Elle augmente la durée de la prescription à 30 ans (contre 20 à cette date). Elle fixe le point de départ de la prescription à la majorité civile de la victime, au lieu de la date de commission de l’infraction (Code de procédure pénale, 7, al 1 et 2), soit jusqu’à l’âge de 48 ans (Code de procédure pénale, 7, al. 3). Elle suppute que ce délai permettra aux victimes de prendre conscience des violences sexuelles subies et d’intenter une action en justice- ce qui est vrai, mais encore insuffisant. De manière subtile, elle institue une « prescription glissante » allongeant la durée de la prescription par ricochet et la perpétuation d’une nouvelle action en justice émanant d’une autre victime, contre le même agresseur. Par prudence, elle prend en considération les amours infantiles, en évitant la pénalisation de telles relations, dans un cadre juridique approprié.

L’étape ultime de la loi sur l’imprescriptibilité

Réclamée régulièrement par plusieurs questions écrites de députés depuis 2003, par un projet  de proposition de loi de plusieurs sénateurs en mai 2023, par la CIIVISE dans sa préconisation n° 60 en novembre 2023 et par des pétitions citoyennes et des déclarations publiques, l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis contre des mineurs est une urgence humaine et une nécessité pénale.

Faisant fi de l’argument juridique du « délai raisonnable» validé par la Convention européenne (Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales , 6,1), la loi d’imprescriptibilité doit avoir pour seul objectif la protection de la victime mineure lors de la commission de l’infraction ou plutôt lors de ses avatars, car en matière de viols et d’agressions sexuelles contre des enfants, les faits criminels se répètent souvent pendant plusieurs années (cf. les ouvrages littéraires récents : Le consentement, 2020, La familia grande, 2021, Triste tigre, 2023)

Le principe de réalité et celui d’efficacité attendent la loi nouvelle, la loi de procédure c’est-à-dire la loi  d’application immédiate aux affaires criminelles en cours, mais non encore jugées définitivement. Ils ne sont pas contraires au principe de non-rétroactivité pénale, puisqu’il ne s’agit pas d’une loi de fond. Ils conservent entière la responsabilité pénale de l’agresseur et le droit à réparation de la victime pendant sa vie entière. 

Face à l’argument de dépérissement des preuves, la loi d’imprescriptibilité doit envisager de nouveaux modes de preuve, pour renforcer sa crédibilité et son opérationnalité. Elle doit valoriser les preuves tirées des analyses ADN en cas de grossesse supposée consécutive à un viol ou celles exhumées de vêtements anciens, oubliés et cachés. Elle doit s’appuyer sur les rapports d’experts psychanalystes concernant la victime et son agresseur. Peut-être même peut-elle autoriser la consultation d’anciennes communications échangées par voie électronique et conservées dans des clouds. Elle ne porte nullement atteinte aux principes du contradictoire ni à celui de l’égalité des armes, à la disposition des deux parties, quelle que soit l’époque où le procès de pédocriminalité a lieu.

Un nouveau parquet national de la dignité humaine, avec le substitut général pour correspondant dans chaque Cour d’appel, devrait se voir confiées les poursuites pénales. Sa création est tout aussi importante pour la société humaine nationale que le PNF ou le Parquet anti-terroriste, car elle concerne directement environ 9 % des citoyens français ayant subi des violences et agressions sexuelles dans leur enfance et/ou leur adolescence. Par sa capacité à se saisir directement de faits attentatoires aux personnes (Code de procédure pénale, article 1er) et à décider de l’opportunité des poursuites pénales (Code de procédure pénale, 40), ce nouveau Parquet peut se substituer aux victimes pour poursuivre, faire juger et condamner leurs agresseurs/ prédateurs qui ont gravement altéré leur santé et même leur vie d’adulte. 

Une loi d’imprescriptibilité française doit prendre place aux côtés de l’imprescriptibilité traditionnelle en usage en Grande Bretagne (selon le principe nullum tempus occurit regi ), en Suisse (depuis 2013) et dans les pays anglo-saxons – Australie, Canada, Irlande, Nouvelle Zélande, États-Unis ( 17 États dont la Californie depuis 2016 avec le Justice for victims act).

La loi sur l’imprescriptibilité des crimes sexuels commis à l’encontre des mineurs est une nécessité pénale à instituer en urgence absolue, pour ne plus laisser des prédateurs sexuels porter atteinte en toute impunité à l’intégrité physique et psychique des mineurs.