Par Nicolas de Sadeleer, Professeur à l’UCLouvain, chaire Jean Monnet

Née en 1962 pour répondre aux faiblesses économiques du secteur agricole, la PAC constitue encore à ce jour la politique communautaire la plus interventionniste et la plus coûteuse de l’UE. Ces dernières semaines, de nombreux agriculteurs, relayés par des politiciens, s’en sont pris parfois violemment au volet environnemental de cette politique commune. De nouvelles exigences réglementaires qui s’ajoutent aux contraintes budgétaires, à la libéralisation des marchés agricoles, aux pressions de la grande distribution et aux coups de butoir des partenaires commerciaux de l’UE. 

Ces critiques sont-elles fondées ?

L’accroissement de la productivité se conjugue mal avec la protection du milieu naturel. Alors que la PAC devait, depuis 20 ans, accorder une attention croissante à la protection de l’environnement, elle continue, comme l’attestent les rapports de la Cour des comptes européenne, à afficher un bilan environnemental en demi-teinte, voire négatif. En vue d’intégrer davantage la protection de l’environnement, le législateur de l’UE a adopté le 2 décembre 2021 le Règlement (UE) 2021/2115, qui, sous la forme d’un règlement unique, réforme profondément la PAC.  Entrée en vigueur le 1er janvier 2023, la PAC 2023-2027 égrène trois nouveaux principes qui semblent avoir été ignorés dans les débats politiques nationaux :  le principe de subsidiarité, qui permet aux États membres d’adapter leurs mesures de soutien aux circonstances locales, le principe de flexibilité dans la mesure où chaque ministère de l’agriculture gère la répartition du budget pour chaque aide (transfert des fonds entre les deux piliers) et enfin, le principe de simplification administrative, tant pour les bénéficiaires des aides que pour les administrations.

La nouvelle PAC aurait dû dégager un meilleur équilibre entre les priorités socio-économiques traditionnelles de l’agriculture et d’autres facettes de l’intérêt général (sécurité alimentaire, bien-être animal, lutte contre le dérèglement climatique…) (Voy. N de Sadeleer, La nouvelle PAC : alliée ou ennemie de la nature sauvage ?, Observatoire du Green Deal). En outre, dans le prolongement du Pacte vert, les stratégies « de la ferme à la fourchette » et de la « biodiversité » de mai 2021 auraient dû accélérer la transition vers une durabilité accrue des systèmes alimentaires et s’attaquer aux principales causes de la perte de biodiversité. 

S’agissait-il là d’un vœu pieux ? 

La réponse à cette question ne peut être que nuancée. Dans le cadre du premier pilier (76,8 % du budget de la PAC en 2021), la part des paiement verts dans les paiements directs tend à s’accroitre en vertu régime d’un régime d’écoconditionnalité. En contrepartie des aides directes qu’ils perçoivent, les agriculteurs sont tenus de remplir un éventail de prestations, en respectant, d’une part, des normes relatives aux bonnes conditions agricoles et environnementales des terres (BCAE) et, d’autre part, des exigences réglementaires notamment en matière d’environnement et de changement climatique (ERMG). Parmi les BCAE, on retrouve des mesures de conservation des prairies permanentes, des zones humides et des tourbières, l’établissement de bandes tampons le long des cours d’eau, la rotation des cultures, etc. Imposant aux agriculteurs de consacrer une part minimale des terres arables à des caractéristiques et surfaces non productives minimale (haies, bosquets, arbres, mares, etc.) d’au moins 4 %, la BCAE 8 a suscité l’ire de nombreuses fédérations agricoles. Alors que les milieux scientifiques estiment qu’au moins 10 à 14 % des terres agricoles devraient ne pas être cultivées en vue de restaurer la nature, l’application a été gelée à deux reprises par la Commission européenne (Règlements 2022/1317 et 2024/587).

Deuxième volet de l’écoconditionnalité, les exigences réglementaires (ERMG) subordonne le paiement direct au respect par les agriculteurs des mesures de transposition de plusieurs directives environnementales (protection des eaux de surface et souterraines, habitats et espèces naturels, nitrates, utilisation durable des pesticides). Se limitant à fixer les objectifs de qualité à atteindre, les méthodes pour y parvenir étant à géométrie variable, ces directives ne sont généralement pas parvenues à supprimer les dommages environnementaux causés par l’agriculture intensive, s’agissant de la pollution par les nitrates (CJUE, 4 septembre 2014, C-237/12) ou des habitats naturels (CJUE, 25 novembre 1999, C-96/98). En outre, la directive sur les déchets, susceptible de s’appliquer au lisier (CJUE, 3 octobre 2017, C-113/12) et celle sur l’épandage des boues ne constituent pas des ERMG. 

Par ailleurs, les États membres sont tenus de prévoir une aide au revenu en faveur des programmes volontaires pour le climat, l’environnement et le bien-être animal (éco-régimes), lesquels doivent aller au-delà des exigences prévues par les BCAE et les ERMG. Enfin, l’agriculture biologique peut désormais être soutenue au moyen de paiements prévus par le premier pilier.

Second volet de la PAC, la politique de développement rural vise, au moyen de l’octroi d’incitants financiers (23,2 % du budget total en 2021), à agir sur le long terme sur les structures de production. Plusieurs aides au développement rural présentent un intérêt pour l’environnement : l’octroi d’indemnités compensatoires dans certaines zones soumises à des contraintes naturelles, la compensation des « désavantages spécifiques » de zones sujettes à des restrictions d’exploitation (zones protégées Natura 2000) et l’agriculture biologique. De nature volontaire, ces engagements doivent aller au-delà des deux volets – les BAEC et les ERMG – de l’écoconditionnalité (1er pilier). Impliquant un dépassement des bonnes pratiques agricoles habituelles, ces mesures agroenvironnementales devraient permettre la réduction des flux d’azote, l’amélioration de la qualité de l’eau et des sols, l’entretien des éléments paysagers, etc. Le principe de subsidiarité justifie que le contenu des mesures soit déterminé au niveau étatique ou régional.  Enfin, plus artisanale et plus exigeante que l’agriculture intensive, l’agriculture biologique (superficie actuelle de 8,5 % qui devrait être augmentée à 25 %) se doit d’être rémunérée en conséquence.

En mettant davantage l’accent sur la protection de l’environnement, la stabilité du climat et la conservation de nature, la PAC réformée 2023-2027 a provoqué une levée de boucliers des principaux syndicats agricoles. Aussi, dans un contexte de crispation préélectorale, le niveau d’ambition de la Loi européenne sur la restauration de la nature fut-il abaissé. Avec le retrait annoncé par la Commission européenne le 6 février de sa proposition de directive qui visait à diminuer de moitié l’épandage des pesticides (sur les conditions de retrait d’une proposition législative, voy. CJUE, 14 avril 2015, C-409/13), on tombe de Charybde en Scylla. 

Est-il possible de faire marche arrière ? 

On en doute sérieusement. Etant donné l’impossibilité de décarboner totalement l’économie d’ici 2050 en éliminant totalement les émissions de GES, un objectif d’absorption nette de carbone par les terres, dont les terres agricoles, est prévu (règlement (UE) 2023/839 LULUCF).  Alors que l’agriculture contribue actuellement à 10,3 % des émissions de GES de l’UE, cette obligation de capturer 310 millions de tonnes d’équivalent CO2 d’ici à 2030 va certainement mettre à la page l’agriculture intensive.

À l’heure de dérèglements climatiques historiques qui mettent l’agriculture à genoux, les défis de la sécurité alimentaire, de la restauration des terres agricoles dégradées, de la crise climatique, de l’érosion des sols, de la pollution des eaux doivent être relevés d’urgence. Des perspectives doivent assurément être offertes à une nouvelle génération d’agriculteurs, afin qu’ils puissent remplir ces missions d’intérêt général. Les obligations de droit dérivé ne peuvent être ignorées, voire gommées, au nom de la simplification administrative.