Réforme du marché de l’électricité : que dit l’accord entre le Parlement européen et le Conseil ?
L'Union Européenne vient de conclure un accord majeur pour réformer le marché de l'électricité. Objectif : réduire la dépendance du prix de l’électricité à la volatilité du marché des énergies fossiles, en particulier du gaz.
Par Etienne Durand, Lecturer in Public Law, University of Essex ( Royaume-Uni)
Pourquoi réformer le marché de l’électricité ?
Le 14 décembre 2023, le Conseil et le Parlement européen ont conclu un accord provisoire sur la réforme de l’organisation du marché de l’électricité. Cette réforme constitue la réponse européenne à la crise de l’énergie en cours depuis 2019.
Le processus qui a conduit à cette situation est bien identifié. La reprise de l’activité économique, après la crise pandémique, a entraîné une augmentation de la demande mondiale en énergie, sans que l’offre, en particulier l’offre de gaz en provenance de la Russie, ne suive cette tendance. La guerre en Ukraine, déclenchée par la Russie, a amplifié ces effets à l’échelle européenne. Aux lendemains de l’intervention russe, l’Union a décidé de se sevrer des approvisionnements en énergies fossiles russes, comme annoncé dans la Déclaration de Versailles de mars 2022.
Cependant, les conséquences économiques de ces décisions sur le marché de l’énergie, en particulier de l’électricité, ne doivent pas être sous-estimées. La méthode de calcul des prix de l’électricité, basée sur le « coût marginal » étroitement lié au prix du gaz, présente des limites évidentes dans un contexte de raréfaction de la ressource en gaz. Cette corrélation des prix explique que les perturbations de l’approvisionnement gazier de l’Union se répercutent inévitablement sur le marché de l’électricité, entraînant des hausses de prix significatives pour les consommateurs.
De plus, la règle du coût marginal, qui fixe le prix de l’électricité en fonction du prix du gaz, ne permet pas aux consommateurs de bénéficier pleinement du déploiement des énergies renouvelables en Europe au cours des 10 dernières années. Cette règle prive les consommateurs des avantages liés au développement de ces énergies peu coûteuses, tout en contribuant à l’enrichissement excessif des producteurs d’électricité renouvelable, dont les prix ont été influencés à la hausse par les prix du gaz.
Quel est l’objectif de l’accord ?
Poursuivant l’objectif principal de stabiliser les prix de l’électricité, l’accord vise essentiellement à réduire leur dépendance à la volatilité des prix des combustibles fossiles. Cet objectif global devrait spontanément contribuer à améliorer la protection des consommateurs en limitant les risques de flambées des prix, à accélérer le déploiement des énergies renouvelables en vue de réduire structurellement la demande de combustibles fossiles pour la production d’électricité et à stabiliser l’économie européenne à plus long terme.
Sur le plan substantiel et sous réserve que le processus législatif soit mené à son terme, l’accord devrait apporter deux catégories de réformes à l’organisation du marché européen de l’électricité.
Les premières sont d’ordre structurel et reflètent un mouvement de contractualisation de la transition énergétique. En parcourant le contenu de l’accord, on constate en effet que le législateur européen entend favoriser le recours au contrat pour sécuriser les investissements dans les technologies renouvelables, tout en garantissant une protection satisfaisante des consommateurs. Cela ressort de deux mécanismes nouvellement introduits. D’une part, l’accord entérine une pratique qui s’est récemment développée de manière disparate au sein des États membres, prenant la forme de contrats d’achat directs, plus connus sous le nom de « Power Purchase Agreements » (PPA). Il s’agit d’accords bilatéraux conclus sur le long terme entre des producteurs d’électricité et des consommateurs, permettant l’achat d’électricité en dehors des bourses d’échange traditionnelles. Sans imposer le recours aux États membres, l’accord de décembre 2023 indique que ces derniers devront faciliter le recours aux PPA d’électricité renouvelable (l’accord exclut expressément la possibilité que des PPA soient utilisés pour l’achat d’électricité d’origine fossile). Ces contrats assurent, du côté des consommateurs, une stabilité des prix à long terme pour leur approvisionnement en électricité et, du côté des producteurs, la sécurité nécessaire pour réaliser des investissements dans la filière renouvelable.
D’autre part, et toujours dans l’objectif d’équilibrer le développement des énergies renouvelables avec les impératifs de protection des consommateurs et de sécurisation des investissements, l’accord instaure un dispositif inédit de soutien public à la production d’électricité, sous la forme – là encore – de contrats, dits « d’écart compensatoire bidirectionnels ». En contrepoint de cette appellation barbare, que l’acronyme anglais « CfD » ne manquera pas de remplacer rapidement dans le discours public, ce mécanisme vise à garantir les revenus des producteurs tout en préservant les consommateurs des augmentations significatives des prix de l’électricité. En substance, ces contrats, qui seront passés entre l’État et les producteurs d’électricité, fixeront un couloir de prix de vente de l’électricité sur le marché européen. Lorsque les prix de marché seront inférieurs au prix plancher, l’État compensera la différence aux producteurs, ce qui devrait sécuriser leur investissement ; à l’inverse, lorsque les prix du marché excéderont le prix plafond, les producteurs reverseront à l’État les profits excédentaires, qui seront, par la suite, redistribués aux consommateurs, améliorant ainsi leur protection face aux fluctuations excessives de prix.
À l’issue d’une période transitoire de trois ans, l’accord prévoit que ces contrats ne pourront profiter qu’aux seuls investissements dans les nouvelles installations de production d’électricité d’origine éolienne, solaire, géothermique, hydraulique et nucléaire (signe révélateur des pressions françaises visant à inscrire l’industrie nucléaire dans le panel des instruments pour la transition climatique du marché de l’énergie).
Les secondes catégories de réformes envisagées par l’accord de décembre sont d’ordre conjoncturel et visent à créer des outils ponctuels de protection des consommateurs d’énergie lors de situations de flambée des prix. Deux dispositifs retiennent plus particulièrement l’attention. Premièrement, l’accord prévoit d’habiliter le Conseil à déclarer l’état de « crise des prix de l’électricité » lorsque les prix sur les marchés de gros et de détail dépassent certains seuils d’alerte définis par l’accord. La déclaration de crise devrait ouvrir le droit, pour les États membres, d’adopter des mesures temporaires de protection des ménages et des PME, sous la forme de tarifs réglementés de vente. Deuxièmement, l’accord renforce la protection des consommateurs vulnérables (notion qui vient tout juste de recevoir une définition européenne, suite à la modification de la directive relative à l’efficacité énergétique), en imposant aux États membres de les protéger contre les interruptions de fourniture d’électricité.
Quelles en sont les potentielles limites ?
À ce stade encore précoce du processus législatif, il reste difficile de s’avancer sur les issues et les potentielles limites que pourrait rencontrer cet accord. Certes, il faut saluer l’avancée majeure qu’il incarne : dans un contexte pourtant propice à mettre en doute la capacité de l’Union de répondre à ses ambitions de transition du secteur de l’énergie, l’accord parvient, en un tournemain, à associer l’accélération du développement des énergies renouvelables (par la sécurisation des investissements), la protection des consommateurs (par les dispositifs de contrôle des hausses de prix) et la défense du modèle européen de marché duquel l’Union ne souhaite visiblement pas s’affranchir pour la régulation de l’énergie.
Il n’en reste pas moins que certaines propositions pourraient s’articuler difficilement avec d’autres pans du droit de l’Union : on pense, plus particulièrement, au régime des aides d’État et à celui de l’interdiction des entraves, dont on connaît la fonction (re)structurante qu’ils ont pu jouer dans la conduite de la transition énergétique (que l’on songe à l’affaire « Vent de colère » au sujet des mécanismes de soutien aux énergies renouvelables ou à l’affaire ANODE à propos des mécanismes de protection des consommateurs) et qu’ils ne manqueront pas de jouer au regard des nouveautés introduites par l’accord.
L’appréhension des contrats d’écart compensatoires bidirectionnels par le droit des aides d’État, ou bien encore l’articulation entre le régime d’interdiction des entraves et la possibilité d’introduire des tarifs réglementés de vente suivant une déclaration de crise des prix par le Conseil, promet encore de riches développements pour le droit européen de l’énergie, que l’on ne manquera pas d’observer avec attention.