Donald Trump signe un décret relatif à l’exploitation des grands fonds marins : une remise en cause du multilatéralisme en droit international de la mer
Dans un contexte international fort tendu eu égard à la (non-)exploitation future des grands fonds marins, Donald Trump a signé le 24 avril 2025 un décret destiné à préparer l’extraction minière, y compris dans la Zone, qualifiée par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de patrimoine commun de l’humanité. Une remise en cause inquiétante du multilatéralisme en droit international de la mer.
Par Niki Aloupi, Professeure à l’Université Paris-Panthéon-Assas
Quel est le régime juridique de la Zone des grands fonds marins et quel est le rôle de l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) ?
La Zone est constituée du sol et du sous-sol marins situés au-delà des juridictions nationales et au-dessous de la haute mer. En vertu de la CNUDM, elle est soumise à un régime distinct par rapport à celui des eaux surjacents, constituant quant à elles la haute mer. Contrairement à ce qui est le cas pour cette dernière, la Zone et ses ressources sont le « patrimoine commun de l’humanité » en vertu de l’article 136 de la CNUDM. Cela revient à dire que la haute mer demeure un espace international « classique », avec un régime de non-appropriation et de libre utilisation par tous les Etats, de manière telle que la seule limite à la liberté de l’un soit celle de l’autre (originellement en tout cas, les choses ayant évolué depuis et continuant d’évoluer avec l’adoption notamment de l’accord BBNJ). En revanche, dans une logique de davantage de communautarisation, la Zone et ses ressources sont certes internationales et non susceptibles d’appropriation, mais leur utilisation doit se faire dans l’intérêt de l’humanité tout entière. Les limites donc à sa libre utilisation sont à l’évidence, en tout cas en vertu de la CNUDM, bien plus nombreuses.
L’utilisation de la Zone est strictement encadrée par la Convention, et plus précisément sa Partie XI, dans une logique redistributrice de ses ressources marines au profit notamment des pays en développement. C’est l’humanité tout entière, pour le compte de laquelle agit une organisation internationale, l’AIFM, qui est investie de tous les droits sur les ressources de la Zone. Ces ressources sont par ailleurs inaliénables. Les minéraux extraits de la Zone (i.e. les nodules polymétalliques, les sulfures polymétalliques et les croûtes de ferromanganèse riches en cobalt) ne peuvent, quant à eux, être aliénés que conformément à la CNUDM et aux règles, règlements et procédures de l’AIFM. L’existence de cette dernière permet alors une internationalisation et une centralisation assez inédites du contrôle des activités dans la Zone. L’article 153 de la CNUDM, prévoit que celles-ci sont organisées, menées et contrôlées par l’Autorité pour le compte de l’humanité tout entière.
Dans quel contexte intervient le décret américain du 24 avril 2025 ?
Nouvel eldorado sous-marin à exploiter pour ses minerais et métaux rares selon certains, sanctuaire écologique à préserver à tout prix pour d’autres, la Zone et les enjeux y relatifs n’a de cesse ces dernières années de préoccuper la communauté internationale, la doctrine et l’opinion publique. A l’heure actuelle, seules des activités d’exploration (i.e. de recherche) ont lieu dans la Zone. Or, ce sont les activités potentielles d’exploitation (i.e. la collecte à des fins commerciales et l’extraction des minéraux qu’ils contiennent) qui soulèvent les questions les plus épineuses. A l’évidence, les enjeux sont complètement différents entre les deux activités. En effet, l’exploration a des effets nocifs très limités sur l’environnement marin lorsqu’elle est utilisée ponctuellement. En revanche, l’exploitation minière aura, quant à elle, indéniablement et inévitablement des impacts sur l’environnement marin, mais dont l’ampleur et étendue demeurent à ce jour relativement inconnues, l’état des connaissances ne permettant pas d’en préciser l’intensité et la capacité de résilience des écosystèmes restant encore peu documentée.
Or, après des décennies d’oubli relatif, les possibilités d’extraction minière des grands fonds marins suscitent, de la part du secteur privé et des gouvernements, un regain d’intérêt dû à la fois aux avancées technologiques et à l’augmentation de la demande de minerais. Les oppositions actuelles sont notamment relatives à l’équilibre indispensable à trouver (voire à la question de savoir s’il est même possible d’en trouver un) entre exploitation des grands fonds marins (et toutes les promesses de celle-ci pour, entre autres, la transition énergétique) et préservation du milieu marin. En l’absence de connaissances scientifiques suffisantes, le débat n’en devient que plus complexe. Si l’exploitation est explicitement prévue par CNUDM, il est également prévu qu’en ce qui concerne les activités menées dans la Zone, les mesures nécessaires doivent être prises conformément à la Convention pour protéger efficacement le milieu marin des effets nocifs que pourraient avoir ces activités (article 145).
Un Règlement sur l’exploitation de la Zone (dit Code minier) est en cours de négociation au sein de l’AIFM depuis 2019, dans un contexte très tendu et politiquement chargé. Les Etats sont très divisés, sous forte pression du côté de l’industrie d’une part (qui menace de recours devant le Tribunal international du droit de la mer pour violation notamment de leurs attentes légitimes) et des ONG de l’autre (qui multiplient les appels pour un moratoire). Les négociations sont dès lors laborieuses et chronophages. Actuellement, trente-et-un Etats prônent la « pause de précaution » ou « un moratoire », alors que la France appelle aussi à une « interdiction totale ». Or, en 2021, Nauru, l’Etat patronnant de Nauru Ocean Resources Company Inc. (NORI) filiale de la société canadienne The Metals Company (TMC), a déclenché la « clause de deux ans » prévue dans l’Accord de 1994 relatif à l’application de la Partie XI de la CNUDM. Cette clause dispose que si un Etat demande au Conseil de l’AIFM d’élaborer des règles, règlements ou procédures d’exploitation car un de ses ressortissants entend présenter une demande d’exploitation, le Conseil a deux ans pour les adopter. A défaut, « il doit néanmoins examiner et approuver provisoirement [cette demande] sur la base des dispositions de la Convention ainsi que des règles, règlements et procédures qu’il a pu adopter à titre provisoire, ou sur la base des normes énoncées dans la Convention (…) et du principe de la non-discrimination entre contractants ». Le délai de deux ans a expiré le 9 juillet 2023. Nauru a fini à l’époque par déclarer qu’il n’introduirait pas de demande d’exploitation tant qu’un cadre juridique abouti et protecteur de l’environnement ne soit pas adopté. Or, le 12 novembre 2024, TMC a annoncé officiellement que NORI va déposer sa demande d’exploitation le 27 juin 2025, alors que Nauru demandait au Conseil d’ajouter à l’ordre du jour de sa prochaine session la discussion sur le processus à suivre le cas échéant.
Au sein de l’AIFM, lors de la première partie de la trentième session de mars 2025, cette discussion n’a pas pu être véritablement approfondie, mais la Secrétaire générale de l’AIFM et les Etats du Conseil ont fortement exprimé leur attachement au multilatéralisme et au mandat exclusif de l’AIFM, ainsi qu’au statut de la Zone en tant que patrimoine commun de l’humanité, afin de répondre à l’annonce de TMC du 27 mars 2025 selon laquelle elle s’apprêtait à demander une autorisation d’exploitation de la Zone aux Etats-Unis.
C’est dans ce contexte particulier qu’intervient le décret américain du 24 avril 2025 répondant au « défi économique et de sécurité nationale sans précédent [auquel les Etats-Unis font face], à savoir la sécurisation de leurs approvisionnements en minéraux critiques sans en passer par des adversaires étrangers », notamment « pour contrer l’influence croissante de la Chine sur les ressources minérales des fonds marins ». Si le décret ne mentionne guère la CNUDM, le droit international ou le droit de la mer, le Deep Seabed Hard Mineral Resources Act (loi américaine de 1980 sur l’exploration et exploitation des grands fonds marins), qui en constitue le fondement, s’y réfère.
Est-ce que le décret américain est conforme au droit international de la mer ?
D’une part, la question de la conformité du décret américain au droit international ne concerne que ses stipulations relatives à l’exploitation des grands fonds marins au-delà des limites de la juridiction des Etats-Unis. Autrement dit, pour tout ce qui est exploitation du Plateau continental américain, y compris de leur Plateau continental étendu au-delà des 200 milles marins, dont la délinéation a eu lieu en 2023 de manière unilatérale (les Etats-Unis n’étant pas soumis à la procédure de la CNUDM devant la Commission des limites du plateau continental), le décret ne pose pas de difficulté eu égard au droit de la mer. En effet, les Etats-Unis y exercent des droits souverains exclusifs et leur juridiction.
D’autre part, pour ce qui est de l’exploitation de la Zone, une distinction doit être faite entre obligations conventionnelles et obligations coutumières. Pour ce qui est des premières, les Etats-Unis ne sont pas partie à la CNUDM et ne sont donc pas liés par le régime mis en place par sa Partie XI (qui est d’ailleurs à l’origine de leur refus de devenir partie à la Convention). Ils ne sont pas partie non plus à l’Accord de 1994 relatif à l’application de la Partie XI de la CNUDM, pourtant adopté à leur initiative afin de neutraliser les aspects les plus communautaires de la Partie XI, mais qu’ils n’ont jamais ratifié. Néanmoins, ils sont signataires dudit Accord, ce qui, en vertu de la Convention de Vienne sur le droit des traités codificatrice du droit coutumier, signifie qu’ils sont à tout le moins liés par l’obligation prévue dans son article 18 de ne pas priver le traité de son objet de son but, puisqu’ils n’ont pas explicitement manifesté leur intention de ne jamais devenir partie. Or, un contournement unilatéral de tout le régime mis en place par la Partie XI de la CNUDM peut être considéré comme privant l’Accord de 1994 relatif à l’application de cette dernière de son objet et de son but… Quant à leurs obligations coutumières, les Etats-Unis n’étant pas partie à la CNUDM, la question est celle de savoir si le régime de la Zone en tant que patrimoine commun de l’humanité (non soumise donc aux libertés traditionnelles de la haute mer) et, le cas échéant, le mandat de l’AIFM, ont acquis le statut des règles coutumières. Si la réponse est moins évidente pour ce qui est du mandat exclusif de l’AIFM – une organisation internationale mise en place par une Convention à laquelle les Etats-Unis ne sont pas partie – elle semble bien plus aisée concernant le régime de la Zone. Non seulement la CNUDM, qualifiée de véritable « Constitution » des océans, est un instrument universel avec 170 parties (169 Etats et l’UE), dont la pratique et opinio juris semblent constantes concernant le rôle de l’AIFM quant aux activités dans la Zone depuis plus de 30 ans, mais de surcroît les Etats-Unis sont observateurs actifs à l’AIFM et, surtout, le site du National Oceanic and Atmospheric Administration (NOOA) se réfère à la CNUDM comme reflétant le droit coutumier pour présenter les différentes zones maritimes, en distinguant notamment entre haute mer et Zone. Ce qui semble indiquer qu’ils acceptent comme coutumier à tout le moins le régime distinct de cette dernière et que, en dépit de leur rejet de la Partie XI de la CNUDM, ils ne peuvent guère être considérés comme objecteur persistant de la qualification de la Zone comme patrimoine commun de l’humanité.
Quelle qu’en soit la conformité du décret américain au droit international de la mer, ce qui est certain est qu’il tend à intentionnellement fragiliser le système de gouvernance multilatérale mis en place par la CNUDM pour la gestion des activités dans la Zone, et ce dans un contexte particulièrement tendu pour l’AIFM. Si le décret ne la contourne pas explicitement, il pose sans aucun doute les bases pour ce faire à l’avenir si besoin.