Par Eloïse Petit-Prévost-Weygand, Docteur en droit public à l’Université d’Angers

Quelle est la nature des risques ?

Dans l’écosystème des cryptoactifs, les deux dernières années écoulées furent riches en rebondissements : chute de FTX, multiplication des condamnations américaines à l’encontre des dirigeants d’entreprises de cryptoactifs, détournement des sanctions internationales, augmentation sans pareille de la crypto-criminalité, course aux jetons et tokens, etc. L’année 2022 s’est particulièrement démarquée avec un volume total de transactions illicites estimé à 39,6 milliards de dollars contre 24,2 milliards en 2023. Malgré une diminution de près de 39%, l’évolution de la crypto-criminalité n’est guère rassurante.

En dehors des risques financiers encourus par les investisseurs en raison de l’instabilité actuelle du marché, cette analyse montre que la crypto-criminalité s’illustre par de multiples comportements comme le recours à la fraude, au vol et aux logiciels malveillants afin de réaliser des échanges de cryptos à des fins illicites. Si ces comportements ont logiquement vocation à varier dans le temps, l’année 2023 est marquée par un taux important d’escroqueries, mais, surtout, par une utilisation des cryptoactifs à des fins de contournement des sanctions.

Qu’elles soient internationales ou nationales, l’évasion des sanctions concentre plus de la moitié des transactions illicites, opérant de la sorte un changement fondamental par rapport aux années précédentes. En toute logique, cette tendance concorde avec la multiplication des sanctions européennes et nationales contre la Russie, les entités et individus impliqués dans la guerre contre l’Ukraine en mars 2022, mais aussi avec le développement du marché de cryptoactifs.

Quelles dispositions juridiques pour s’en prémunir ?

Du point de vue juridique, les réactions à cette nette augmentation ne se sont pas fait attendre. L’élaboration des textes et leur entrée en vigueur, en revanche, s’inscrivent nécessairement dans un temps long, en décalage avec l’évolution rapide du marché des cryptoactifs. Le 28 novembre 2022, le Conseil de l’Union européenne a fait entrer le contournement des mesures restrictives dans le champ des formes particulièrement graves de criminalité, autorisant alors les organes de l’Union à établir des règles minimales relatives à la définition des infractions pénales et des sanctions le concernant. Un mois plus tard, une proposition de directive relative à la définition des infractions pénales et des sanctions applicables en cas de violation des mesures restrictives de l’Union fut adoptée.

Toujours en discussion, ce texte ne traite pas spécifiquement de l’usage des cryptoactifs à des fins de contournement. Il est rédigé dans des termes suffisamment larges pour s’appliquer à toute forme d’évasion mais reste néanmoins élaboré en considération de l’évolution de la crypto-criminalité dans le contexte géopolitique international. Ainsi, on peut se réjouir de la formation d’un cadre juridique ayant pour but d’harmoniser les législations nationales et de réprimer le contournement des sanctions au sein de l’Union européenne. Il aura toutefois fallu attendre que l’invasion militaire de l’Ukraine mette à mal l’efficacité des sanctions européennes pour que soit envisagée une solution commune dans ce domaine, alors même que ce risque est identifié par certaines institutions internationales depuis au moins l’année 2018.

En tout état de cause, la dimension pénale du contournement des sanctions apparait comme un élément complémentaire à une dynamique plus large de régulation des cryptoactifs. L’adoption, en mai 2023, puis l’entrée en vigueur, jusqu’à la fin de l’année 2024, des dispositions du règlement sur les marchés de cryptoactifs (MiCA) participent à renforcer à la fois le contrôle exercé sur les prestataires de services de cryptoactifs et les obligations qui leur incombent pour réduire les risques de comportements crypto-criminels. Il faut également souligner le travail du Groupe d’action financière (GAFI) autour de l’adaptation et de l’amélioration de ses recommandations aux actifs virtuels et à leurs prestataires. Le Groupe recommande notamment une application renforcée de la « travel rule » (c’est-à-dire de l’obtention, la conservation et la transmission immédiate d’informations sur le donneur d’ordre et le bénéficiaire d’un transfert d’actifs virtuels) dans le domaine des cryptoactifs. La condamnation récente, par le Trésor américain, de la plateforme Binance, accusée d’avoir contribué à l’évasion des sanctions américaines, pose toutefois la question des moyens mis en œuvre dans le cadre de la mise en conformité des acteurs privés à cette normativité internationale.

Faut-il se méfier des stablecoins, ces crypto-actifs arrimés à une monnaie fiduciaire comme l’euro ou le dollar ?

D’autres risques émergents ont en effet été identifiés. Hormis la croissance de la finance décentralisée et des portefeuilles non hébergés, le rapport de Chainalysist indique que 75% du volume des transactions illicites a été réalisé via l’emploi de stablecoins, en particulier en matière de contournement des sanctions nationales et internationales. Cette tendance s’explique aisément en raison de l’exclusion de certains individus et de certaines entités du système financier traditionnel et de la recherche d’une forme de stabilité financière. Pour la population d’un État sanctionné n’ayant pas accès au dollar américain ou pour celle d’un État en guerre, le recours aux stablecoins est l’une des rares hypothèses dans laquelle les cryptoactifs présentent une utilité sociale réelle. En outre, certains stablecoins, compte tenu de leurs qualités intrinsèques, possèdent un potentiel d’adoption massive.

Le recours généralisé aux stablecoins pourrait toutefois accroître les risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme. Les dangers de la prolifération du financement du terrorisme à travers la cryptosphère ont été pointés dans plusieurs rapports internationaux réalisés par les groupes d’experts onusiens de surveillance des sanctions internationales et par le GAFI. Sur ce point, on ne peut que saluer l’approche par équivalence du règlement MiCA entre les jetons et les cryptoactifs visant à maintenir une valeur stable. Dans les faits, un important travail de surveillance et d’identification devra être effectué par les prestataires d’actifs virtuels afin d’éviter la prolifération de cette forme nouvelle de cryptocriminalité.