Par Jean-Emmanuel Ray, Professeur émérite de droit privé à l’Université Paris 1 – Sorbonne et Membre du Club des Juristes.

Article publié le 4 décembre 2019, mis à jour le 7 mai 2025. 

Existe-t-il un véritable service minimum obligatoire à la SNCF ou à la RATP ?

Pourtant relative « au dialogue social et la continuité du service public dans les transports terrestres de voyageurs », la loi du 21 août 2007 ne garantit en réalité aucune continuité du service, ni même un service minimum car il nécessiterait, en cas de grève très suivie, la réquisition de certains grévistes (voir infra). Opération juridiquement, et surtout politiquement risquée ayant fait renoncer tous les gouvernements depuis 1963. Et on voit mal celui d’aujourd’hui se lancer dans cette opération. Il s’agit par ailleurs de l’Himalaya du droit du travail, mais également sur le plan pratique, les rapports de force étant enfin ici aussi importants que les rapports de droit.

D’une part, la partie ne se joue pas à deux, mais souvent à quatre : direction de l’entreprise publique et syndicats bien sûr, mais aussi Île-de-France Mobilité pour la RATP et la SNCF, sans oublier Bercy voulant éviter toute contagion d’augmentation salariale, surtout en ces temps de grave déficit. Ensuite car par exemple les 20.298 « roulants » de la RATP doivent desservir chaque jour et sur des horaires très étendus les 321 stations, qui doivent être ouvertes et sécurisées, la ligne A du RER transportant à elle seule plus d’un million de voyageurs par jour…

Assurer un service minimum aux heures de pointe est donc une forme d’oxymore : car il faut alors assurer tout le service, du début de cette chaîne très interdépendante et donc si fragile (ouverture des stations, conducteurs, contrôleurs, services de sécurité, régulation du trafic, etc..) à l’autre : donc un service presque normal pendant cette durée, si l’on veut garantir la sécurité sur les quais et dans les rames.

Le seul service minimum existant résulte de la convention financière entre la RATP et Île-de-France Mobilité, obligeant l’entreprise publique à maintenir un niveau de service de plus de 50 % pendant les « heures de pointe » (reconfigurées depuis les horaires flexibles et surtout le télétravail) sur l’ensemble du réseau. Si la RATP n’y parvient pas (et tout usager sait que la grève n’est pas le premier motif de perturbation du réseau), elle fait l’objet de pénalités financières, largement augmentées lors du dernier renouvellement de la convention.

Mais rappelons aussi que si les grèves des services publics de transport sont extrêmement visibles médiatiquement car perturbant la vie de toute une agglomération, ce secteur est de très loin le plus grèviculteur de tous, pas seulement en France (cf. les grèves récurrentes dans le ferroviaire allemand en 2024) : pour l’année 2023 (conflit des retraites), 894 journées de grève pour 1000 salariés, contre une moyenne nationale de 271, 157 dans le tertiaire…et 21 dans la Construction. Dans le secteur privé, le taux de grèvistes n’a aujourd’hui rien à voir avec ce qu’il était il y a 30 ans.

Sur le plan juridique, qu’est-il possible de faire ?

Partir de la décision du Conseil Constitutionnel du 28 juillet 1987 : « Aux termes de la Constitution du 27 octobre 1946, « le droit de grève s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent ». En édictant ces dispositions les constituants ont entendu marquer que le droit de grève est un principe de valeur constitutionnelle, mais qu’il a des limites, et ont habilité le législateur à tracer celles-ci en opérant la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève est un moyen, et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte (…). Dans le cadre des services publics, la reconnaissance du droit de grève ne saurait avoir pour effet de faire obstacle au pouvoir du législateur d’apporter à ce droit les limitations nécessaires en vue d’assurer la continuité du service public qui, tout comme le droit de grève, a le caractère d’un principe de valeur constitutionnelle. Ces limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays».

L’exercice du droit constitutionnel de grève doit donc ici se concilier avec la dignité des usagers, la « continuité du service public » mais aussi « la sécurité des personnes et des biens » (décision du 22 juillet 1980). Car l’un va souvent avec l’autre dans notre domaine : l’annonce d’un service minimum aux heures de pointe amènera nombre d’usagers à se présenter – à se bousculer – sur les quais pendant les quelques heures de fonctionnement prévu.

Avant la loi du 21 août 2007, cette nécessaire conciliation se résumait au sacrifice des intérêts des usagers, alors que la stricte application jurisprudentielle de la loi du 31 janvier 1963 aurait permis un meilleur respect. En matière de respect des usagers (« bénéficiant d’un droit d’usage sur le service en question», Littré), d’énormes progrès ont été réalisés avec la loi de 2007. Auparavant des millions d’usagers de la SNCF ou d’autres métros pouvaient rester des heures tôt le matin dans une gare de grande banlieue à attendre une hypothétique rame. La création d’une « alarme sociale » destiné à prévenir le conflit par la négociation, avant le dépôt d’un éventuel préavis de cinq jours, mais aussi l’obligation pour les grévistes de se déclarer 48 heures auparavant ont permis aux autorités organisatrices de prévoir finement les conséquences à venir, les usagers bénéficiant « d’un droit à l’information claire, fiable et gratuite ».

Mais la nécessaire loi une fois votée, son application concrète dépend des juges. Avec une autre spécificité française : le droit de grève dans les services publics relève de la compétence du juge administratif concernant les actes pris par l’autorité gestionnaire, alors que relèvent du juge judiciaire les conséquences pécuniaires ou disciplinaires visant les agents.                                  
Or la culture de ce dernier est naturellement celle du droit privé, et l’intérêt général ne lui est bien sûr pas étranger ; mais les contraintes de l’autorité organisatrice (SNCF, RATP) n’étant pas exactement les mêmes qu’un producteur de yaourts… Au delà de ces cultures différentes, la Cour de Cassation examine le recours d’un gréviste sanctionné invoquant le droit constitutionnel de grève, fondateur du droit du travail, alors que le conseil d’État statue sur un acte de l’autorité gestionnaire pensant nécessairement aussi – et heureusement- à l’ensemble des usagers concernés.
Problème : dès ses premiers arrêts appliquant la loi du 31 juillet 1963, en admettant les grèves discrètement tournantes, les préavis « en liasse » (30 en début de mois) « glissants » ou à durée illimitée et donc les grèves surprises, la Cour de Cassation a fait preuve d’une permissivité qui a vidé de son sens l’esprit de cette dernière.

Deux exemples.
«La Cour d’appel, qui a retenu à bon droit qu’aucune disposition légale n’interdisait l’envoi de préavis de grève successifs (…), a pu en déduire qu’aucun trouble manifestement illicite n’était caractérisé » (Cass. soc. 7 juin 2006).
« La cessation de travail d’un salarié pour appuyer des revendications professionnelles formulées dans le cadre d’un préavis de grève déposé par une organisation syndicale représentative dans une entreprise gérant un service public constitue une grève, peu important le fait qu’un seul salarié se soit déclaré gréviste » (CS 21 avril 2022). À la RATP, nombreuses sont les « queues de grèves » suivies par moins de 10 agents couverts par un préavis.

Une application plus respectueuse de l’esprit de la loi de 1963 par la Cour de cassation enverrait un signal différent, résolvant déjà de très nombreuses questions.

Une réquisition est-elle impossible ?

C’est l’une des explications du blocage, juridique et politique depuis 1963. Car si 60% des conducteurs ou contrôleurs étant de service à la RATP ou à la SNCF décident de cesser le travail, aucun « service minimum » n’est envisageable en l’absence d’une réquisition des grévistes indispensables : le recours à des cadres habilités ou des « agents de réserve » (souvent  assez réservés sur le remplacement de leurs camarades) ont rapidement des limites. Une réquisition nationale ?  Depuis la grève des Mineurs du rude hiver 1962, puis le « décret de Colombey » signé par le Général de Gaulle le 2 mars 1963 mais suivi de feux de joie des ordres de réquisition sur le carreau des mines, l’opération n’a pas été renouvelée. Mais a conduit à la loi du 31 juillet 1963. Une réquisition préfectorale est plus généralement possible, « en cas d’atteinte au bon ordre (…) ou à la sécurité publique, le préfet peut réquisitionner tout bien ou tout service, requérir toute personne nécessaire au fonctionnement de ce service. » (L. 2215-1 du Code des collectivités territoriales). Avec un très strict contrôle du juge administratif sur son étendue (Conseil d’État, Aguillon, 9 décembre 2003), et six mois d’emprisonnement et de 10.000 euros d’amende en cas de refus. Si les condamnations locales se comptent par dizaines, on souhaite bien du courage au préfet concerné. Sans même parler de l’éventuelle instrumentalisation du droit de retrait permettant de contourner (illégalement) l’obligation de préavis, et mettant la question du paiement des heures d’arrêt de travail dans le camp patronal. Ni d’une curieuse multiplication d’arrêts maladie  (cf. Conseil d’Etat, 21 avril 2023, n° 450533, s’agissant de gardiens de prison, donc privés du droit de grève).

Ainsi lors des grandes grèves de 2019, alors que le nombre moyen des conducteurs de métro en arrêt-maladie était de 137 par jour entre les 17 et 20 décembre 2018, il était le 16 décembre 2019 de 578, et 646 le 19 décembre.  Si ce type d’arrêt permet d’éviter l’abattement sur salaire, il s’agit aussi parfois d’éviter de prendre parti dans un conflit parfois localement très rude. Oublions enfin d’improbables incidents techniques dans des entreprises où la sécurité, des agents mais aussi des usagers, est une légitime religion. 

Le droit italien a donc légitimement commencé par remettre les droits à l’endroit : 1. Quels sont les besoins essentiels des citoyens ?  Comme le résume notre collègue Maria Ballestrero (Droit social, avril 2004.386) « sont considérés comme services publics essentiels, quel que ce soit le statut juridique des personnels (de droit public mais aussi de droit privé), les services visant à assurer dans leur contenu essentiel la jouissance des droits constitutionnels de la personne : droit à la vie, à la santé, à la liberté, à la sûreté, à la libre circulation, à l’assistance et la prévoyance sociale, à l’éducation, et à la liberté de communication. Au sens de la loi, le service est donc essentiel dans la mesure où il assure la satisfaction d’un droit fondamental de l’usager : il s’agit donc d’une notion objective et téléologique du service dû au public ». 2.  A quelles conditions les agents publics, mais aussi certains salariés du privé (ex :  stations-service) vont-ils pouvoir faire grève dans le respect de ces droits fondamentaux du citoyen ? 3. Avec création d’une « Commission de garantie » pouvant par exemple interdire une grève dans le ferroviaire si le transport aérien est en grève. Même si, sur le terrain, cette démarche novatrice n’est pas strictement appliquée, c’est l’idée à retenir. Il est vrai qu’elle dépasse quelque peu nos multiples « summa divisio ». Mais « Il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant » disait le poète espagnol.