Est-il possible d’encadrer l’exercice du droit de grève à la SNCF ?
Depuis 1947, la SNCF n’a pas connu une année sans grève. À l’heure où la grève est devenue un « point d’entrée » aux échanges avec les syndicats (Le Monde, 22 février 2024), le débat sur un encadrement plus strict du droit de grève dans les entreprises publiques réapparait. Pour Patrice Vergriete, le Ministre délégué chargé des transports, « Pas besoin de réformer le droit de grève aujourd’hui. » (France Inter, 28 février 2024). Zoom sur une question qui divise.
Par Christophe Radé, Professeur à l’Université de Bordeaux, directeur du Code du travail et de la revue Droit social (éditions Dalloz), auteur de Droit des conflits collectifs du travail publié chez LexisNexis en octobre 2023 (coll. Droit et professions, 586 p.)
Quelles sont actuellement les possibilités offertes à la SNCF pour faire face à une grève ?
La SNCF est, comme toutes les entreprises en charge de la gestion d’un service public, soumise aux règles communes imposant un préavis syndical de cinq jours francs (art. L. 2512-2) et imposant aux salariés de cesser et de reprendre le travail ensemble (art. L. 2512-3 du code du travail). Ces règles sont faiblement contraignantes et en toute hypothèse ne suffisent pas à limiter le recours à la grève, comme tout un chacun peut le constater.
Depuis la loi n° 2007-1224 du 21 août 2007 et dans le prolongement d’expériences conduites à la fin des années 1990, la SNCF doit également à ses voyageurs une « garantie de service ». Il ne s’agit pas d’un « service minimum » qui permettrait de requérir des grévistes pour faire rouler un nombre déterminé de trains, mais d’un dispositif plus souple fondé sur la mobilisation des salariés non-grévistes pendant le conflit.
Le premier temps consiste à élaborer un plan de transport au sein de l’entreprise. L’autorité organisatrice de transport (l’Etat pour les lignes nationales et les régions pour les TER) identifie en effet des dessertes prioritaires et des niveaux de service en fonction de l’importance de la perturbation attendue. L’entreprise élabore alors en son sein un plan de transport définissant les moyens en personnels et en matériels à mobiliser pour garantir les niveaux de service attendus, un plan d’information des usagers (art. L. 1222-4 du code des transports) et un plan de prévisibilité du service (art. L. 1222-7 du code des transports) négocié avec les syndicats, ou arrêté par l’entreprise, qui traduit les besoins sur un plan RH en précisant, par catégories d’agents, les besoins en personnels disponibles pour réaliser les objectifs assignés à l’entreprise.
Le second temps consiste à prévenir le recours à la grève en mettant en place une procédure de négociation d’urgence (sur le modèle de l’ « alarme sociale » inventée à la RATP) lorsque les syndicats identifient des revendications dont la non-satisfaction serait susceptible d’entraîner le dépôt de préavis de grève au sein de l’entreprise (art. L. 1324-1 s. du code des transports).
Le troisième et dernier temps, qui se traduit par des contraintes individuelles pesant sur les salariés appartenant aux catégories stratégiques pour la réussite du plan de prévisibilité, leur impose des obligations individuelles de préavis : ces salariés-là doivent se déclarer 48 heures avant de se mettre en grève et 24 heures avant de renoncer à se mettre en grève ou de reprendre le travail (sauf lorsque la fin du conflit résulte du terme du préavis ou de son retrait par le syndicat qui l’avait déposé – art. L. 1324-7 du code des transports).
Ces obligations faites aux syndicats de négocier avant de déposer un préavis, et à certains salariés (en pratique un très grand nombre) de se déclarer individuellement, ne sont pas sans conséquences. Si un syndicat représentatif dépose un préavis sans avoir respecté son obligation de négociation préalable, l’entreprise pourrait saisir le juge des référés pour faire suspendre ce préavis et les salariés qui se mettraient quand même en grève pourraient être sanctionnés. Par ailleurs, les salariés concernés qui ne respectent pas leurs obligations de préavis s’exposent également à des sanctions disciplinaires.
Le cadre juridique actuel est-il suffisant ?
L’examen du nombre de jours de grèves à la SNCF ces dernières années (Le Point, 16 février 2024, et le lien vers les chiffres fournis par la SNCF) révèle à la fois la réussite du dispositif, et ses limites, puisqu’il n’empêche pas les grandes grèves placées à des périodes perturbantes pour les voyageurs. Même si la SNCF a amélioré sa capacité d’anticipation des grèves et que les voyageurs savent quelques jours à l’avance si leurs trains seront maintenus ou supprimés, le trafic est toujours perturbé en cas de grève et les mécontents interrogés sur le quai par les chaînes d’information en continu. Et comme à chaque fois certains parlementaires flairent l’aubaine et déposent sur le bureau des assemblées différentes propositions qui ont toutes le même objectif, interdire la grève pour garantir le trafic pendant ces périodes cruciales, qu’il s’agisse de cibler dans le calendrier les week-ends ou de sanctuariser les périodes des vacances scolaires.
Quelles sont les probabilités pour que le cadre juridique applicable à la grève dans les transports, évolue ?
Elles sont faibles, pour des raisons à la fois politiques et juridiques.
Le premier obstacle est politique et directement lié au calendrier. Avec les jeux olympiques et paralympiques en ligne de mire, et compte-tenu du caractère politiquement très sensible de la question, il faudrait être suicidaire pour engager une quelconque réforme du droit de grève dans les transports, qui plus est dans le contexte social actuel. Nulle doute que les syndicats ne laisseraient pas passer cette provocation et mettraient le Pays à l’arrêt.
Le second est juridique et tient aux risques de censures constitutionnelles. Les mesures d’interdictions pures et simples de faire grève avant les week-ends ou les périodes de congés seraient certainement considérées comme portant atteinte de manière disproportionnée au droit grève, même dans les services publics. Certes, le Conseil constitutionnel a affirmé par le passé (notamment à l’occasion de la loi Léotard en 1986 – Décision n° 86-217 DC) que des « limitations peuvent aller jusqu’à l’interdiction du droit de grève aux agents dont la présence est indispensable pour assurer le fonctionnement des éléments du service dont l’interruption porterait atteinte aux besoins essentiels du pays », mais on peut douter que les besoins « essentiels » du Pays incluent les sports d’hiver. Par ailleurs, la SNCF, qui a perdu le monopole du rail et subit la concurrence du transport aérien, des bus et du covoiturage, ne peut certainement plus être considérée aujourd’hui comme « essentielle » pour permettre à une majorité de français de partir en vacances et de voir leur droit aux « loisirs » protégé. Quant à l’instauration d’un service minimum qui imposerait des contraintes ciblées, si tant est que sa justification soit admise, il ne suffirait certainement pas à garantir un volume suffisant de passagers transportés dans les périodes de vacances.
Il faut ajouter un dernier élément qui tient à la relative ineffectivité des règles qui restreignent le recours à la grève. L’imagination collective et individuelle est grande pour contourner les restrictions légales, qu’il s’agisse des préavis en liasse ou coordonnés, des appels à la grève sans limitation de temps, ou encore des faux arrêts maladie pour justifier des arrêts de travail dans les services publics où la grève n’est pas autorisée. Penser que les difficultés rencontrées aujourd’hui au sein de la SNCF pourraient se régler par l’instauration d’un service minimum ou d’interdictions temporaires est donc illusoire. Les leviers sont ailleurs, dans un dialogue social de qualité, et certainement aussi dans une révolution culturelle des principaux acteurs concernés, entreprise comme syndicats.