Par Claire Cuvelier, Maitresse de conférences en droit public, Université Grenoble-Alpes (CRJ).

Pourquoi les parlementaires ont-ils voté un recul des droits politiques des détenus ?

Depuis 1994, les personnes détenues jouissent pleinement de leur droit de vote, à moins d’avoir été condamnés à une peine privative des droits politiques. En pratique, toutefois, leur incarcération rend l’exercice effectif de ce droit particulièrement difficile. Pour tenter d’y remédier, la loi de 2019 avait introduit plusieurs mesures, dont la plus significative fut l’introduction du vote par correspondance. Appliquée à l’ensemble des élections, cette modalité avait permis une participation accrue des personnes détenues : 22 % lors de l’élection présidentielle de 2022, contre seulement 2 % en 2017.

Toutefois, la réforme de 2019 n’avait pas instauré un véritable vote par correspondance des personnes détenues. En lieu et place d’un échange direct entre l’électeur et sa commune d’inscription, les personnes détenues souhaitant voter par correspondance devaient s’inscrire dans un bureau de vote spécifique, celui d’une commune avec laquelle elles n’ont aucun lien personnel : le bureau de la commune chef-lieu du département ou de la collectivité d’implantation de l’établissement pénitentiaire. C’est cette dérogation qui a cristallisé les critiques, notamment de la part des élus locaux des communes concernées. Ces derniers redoutent qu’une concentration artificielle des votes des personnes détenues sur leur territoire n’altère l’équilibre électoral local. Ainsi, à Evry, la présence de l’établissement pénitentiaire de Fleury-Mérogis fait que les électeurs détenus représentent plus de 9 % du corps électoral.

Dans la perspective des municipales de 2026, les parlementaires ont donc supprimé cette modalité de vote pour les scrutins à circonscription locale (municipale et législative), seuls concernés par le rattachement artificiel des électeurs détenus au bureau du chef-lieu concerné. Cette modalité est maintenue pour les scrutins à circonscription unique (présidentielle, européenne, référendum). L’étude des travaux parlementaires révèle que cette réforme n’avait pas pour objectif de priver les personnes détenues de leur droit de vote, mais visait à corriger une modalité d’exercice jugée problématique depuis la loi de 2019. Mais une autre solution n’était-elle pas envisageable ?

La suppression du vote par correspondance était-elle la meilleure solution ?

La sénatrice Laure Darcos avait initialement proposé, en décembre 2024, de supprimer le rattachement artificiel au chef-lieu de département d’implantation de l’établissement pénitentiaire, au profit d’un rattachement à la commune de résidence antérieure du détenu, ou à celle d’un membre de sa famille (ascendant, descendant, conjoint, partenaire ou concubin). Une telle mesure aurait permis de renouer avec la tradition électorale française selon laquelle un lien personnel doit être établi entre l’électeur et sa commune d’inscription.

Cette proposition a rapidement été écartée par le rapporteur du texte au Sénat. Invoquant les mêmes contraintes logistiques que celles avancées en 2019, il a estimé que l’administration pénitentiaire serait dans l’incapacité d’acheminer la propagande électorale au sein de ses établissements et ne pourrait pas transmettre les bulletins de vote aux mairies concernées. C’est donc au nom de ces contraintes strictement pratiques que les sénateurs ont choisi de supprimer cette modalité de vote pour les élections locales et législatives, plutôt que d’exiger de l’administration qu’elle mette en œuvre les moyens nécessaires.

Quelques parlementaires ont tenté d’infléchir le texte. Certains ont proposé la création de bureaux de vote dans les établissements pénitentiaires, solution proche de celle défendue par la sénatrice Darcos. D’autres ont suggéré de limiter la suppression du vote par correspondance aux cas où le nombre d’électeurs détenus est susceptible d’être supérieur à 5 % du corps électoral local. Aucune de ces tentatives n’a permis de faire évoluer le texte, qui a été largement adopté par les députés.

Peut-on raisonnablement considérer que les seules difficultés logistiques de l’administration pénitentiaire justifient une restriction des droits et libertés fondamentaux des détenus ? Le choix d’une solution aussi radicale interroge. N’est-ce pas à l’administration de se conformer aux exigences constitutionnelles, et non l’inverse ? Cette inversion mérite d’être questionnée, notamment au regard de la Constitution.

Cette régression est-elle conforme à la Constitution ?

Force est de constater que, malgré les turbulences institutionnelles consécutives aux élections législatives de 2022 et 2024, la machine parlementaire a fonctionné ici avec une remarquable efficacité. Au Sénat, les débats se sont limités à quelques désaccords isolés ; à l’Assemblée, tous les amendements ont été rejeté en séance publique. La rapidité avec laquelle un accord a été trouvé entre les deux chambres n’en demeure pas moins préoccupante. Motivée par la volonté d’appliquer la réforme dès les élections municipales de mars 2026, cette précipitation est dommageable à la qualité de la loi. Car, si le texte ne comporte formellement qu’un seul article, modifiant l’article L. 12-1 du code électoral, il entérine sur le fond, un recul du droit de vote des personnes détenues. En effet, en supprimant la possibilité de voter par correspondance aux élections municipales et législatives, les parlementaires ont écarté la modalité de vote utilisée par 90 % des personnes détenues. Un constat qui nous amène à nous interroger sur la conformité du texte à l’article 3 de la Constitution, qui garantit le droit de vote à tous les citoyens français majeurs des deux sexes, jouissant de leurs droits civils et politiques – ce qui inclut les personnes détenues.

A la date du 18 juin 2025, le texte de loi, adopté définitivement le 4 juin 2025, est en attente de promulgation. Conformément à l’article 10 de la Constitution, le Président de la République dispose en effet de quinze jours à compter de la transmission du texte pour le promulguer. Durant ce laps de temps, le texte peut également être soumis au Conseil constitutionnel afin de contrôler, a priori, sa conformité à la Constitution.

Aucune saisine ne semble avoir été déposée à ce jour. Le site officiel vie-publique.fr, édité par la direction de l’information légale et administrative placée sous l’autorité du Premier ministre, a même publié dès le 5 juin une fiche actualisée annonçant l’entrée en vigueur de la réforme dès les élections municipales de 2026. Pour les acteurs politiques et institutionnels, le débat semble donc clos. Certains présentent même ce texte comme une réponse mesurée aux exigences de sincérité du suffrage, principe constitutionnel reconnu par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (CC, n°58-75 AN du 6 janvier 1959 ; CC, n°2013-673 DC du 18 juillet 2013 ; CC, n°2018-773 DC du 20 décembre 2018).