Par Victoria Chiu, Maîtresse de conférence en droit public, Université Jean Moulin Lyon 3

Dans une ordonnance du 26 décembre 2023, le Conseil d’Etat reconnaît explicitement que
« le département de Mayotte connaît actuellement une crise hydrique exceptionnelle due à
un déficit structurel de production d’eau ». Toutefois, il constate, de manière paradoxale,
que l’action de l’Etat basée principalement sur des mesures de gestion conjoncturelle de la
crise de l’eau est suffisante.
Pour faire face à l’urgence de la crise de l’eau et pour garantir un certain accès à l’eau
potable, les services de l’Etat, sous l’autorité du préfet de Mayotte, accompagné
temporairement depuis septembre 2023 par un préfet chargé de mission sur l’Eau, ont mis
en œuvre une série de mesures d’urgence qui ne sont pas conçues pour une gestion
structurelle de la raréfaction de l’eau. Parmi ces mesures d’urgence, il a été procédé à des
mesures provisoires de limitation ou de suspension de certains usages de l’eau dit non
prioritaires, à l’organisation des tours d’eau, à la mise en place des rampes de distribution
d’eau dans certains secteurs sans accès à l’eau, à l’organisation d’opération de distribution
d’eau potable par conteneurs-citernes ou en bouteille à la population. Par ailleurs, des
travaux ont été accélérés pour augmenter la capacité de production d’eau potable par
l’usine de dessalement de Petite-Terre et de nouveaux forages de moyenne profondeur ont
été lancés depuis septembre 2023. En outre, des arrêtés préfectoraux ont été pris pour
plafonner le prix de l’eau potable en bouteille (le prix maximum étant fixé à 1,40 euros pour
une bouteille d’1,5 l et à 0,75 euro pour une bouteille de 50 cl). Cependant, ces solutions
restent insuffisantes et ne visent en aucun cas à résoudre la crise de l’eau à Mayotte sur le
fond.
Si l’absence de pluie est un facteur aggravant de la crise de l’eau à Mayotte – ce département
dépend majoritairement des eaux de surface pour son approvisionnement – elle n’est pas la
cause de la pénurie de l’eau. C’est bien la gestion défaillante du service public d’eau potable
et de l’assainissement ainsi que la gestion insuffisante du cycle naturel de l’eau qui sont les
causes essentielles d’une telle pénurie.

Sur le même sujet :

« La fin du droit du sol à Mayotte : plus simple à dire qu’à faire. » de Michel Verpeaux.

Un service public de l’eau potable défaillant

Plusieurs rapports publics publiés à partir de 2017 (de l’Union européenne, du Sénat, de la
Cour des comptes, du Conseil économique, social et environnemental de Mayotte) ont mis
en lumière des défaillances dans la gestion du service public d’eau potable à Mayotte,
mettant en cause tant la corruption que les défaillances internes dans la gestion de l’autorité
délégante, le Syndicat mixte de l’eau et d’assainissement de Mayotte.
Alors même que la société délégataire (Société Mahoraise des Eaux, filiale du groupe Vinci)
n’est plus en mesure d’assurer la continuité du service public d’eau potable, la facturation
des abonnements à ce service n’a jamais fait l’objet d’une révision à la baisse. Les abonnés
sont contraints de payer pour une eau non distribuée. L’injustice vécue par les usagers du
service public de l’eau est d’autant plus compréhensible à Mayotte où l’eau peut
représenter jusqu’à un tiers du budget d’un ménage (comme le précise l’avis du Conseil
économique, social et environnemental en date du 25 octobre 2022 « La gestion de l’eau et
de l’assainissement dans les outre-mer »).
C’est par la voie judiciaire que les usagers du service public d’eau potable souhaitent faire
valoir leurs droits face à une telle injustice. En effet, ils ont saisi le tribunal judiciaire de
Mamoudzou qui a condamné la Société Mahoraise des Eaux (jugement du 8 décembre 2023)
à verser 1000 euros de « réparation d’un préjudice moral » à six de ses clients. Le juge
constate que « les demandeurs subissent un préjudice moral résultant pour l’abonné de
l’inexécution partielle de l’obligation de la SMAE qui délivre une eau dont la potabilité n’est
ni avérée ni constante et pour les membres du foyer, de la mise à disposition, dans le cadre
de l’exploitation du service public de l’eau, d’une eau comportant d’importants risques de
contamination bactériologique. Le juge a également ordonné une réduction à hauteur de
70% du prix de l’abonnement et du montant de la consommation en eau en leur faveur.

La bataille judiciaire pour le droit d’accès à l’eau potable est loin d’être finie

Face à l’absence d’effectivité du droit d’accès à l’eau potable et à l’assainissement, des
usagers du service public de l’eau potable (également membres du collectif Mayotte a soif)
ont déposé une plainte auprès du Procureur de la République le 28 décembre dernier contre
le délégataire et le délégant dudit service. Cette plainte vise à engager leur responsabilité
pénale pour trois types de délits : celui d’exposition d’autrui à un risque immédiat de mort
ou de blessure de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente prévu et
réprimé à l’article 223-1 du code pénal, celui attaché à la potabilité de l’eau (art. L. 216-6 du
Code de l’environnement) et celui de soumettre autrui à des conditions d’hébergement
incompatibles avec la dignité humaine (art. 225-14 du code pénale).
Si les plaintes pénales ont bien été déposées, encore faut-il que le procureur décide d’ouvrir
une enquête préliminaire et décide de saisir un juge d’instruction chargé de mener l’enquête
sur ce sujet. La procédure s’annonce longue, laborieuse et coûteuse pour obtenir justice
devant le juge pénal pour une absence de mise en œuvre du droit d’accès à l’eau potable.
Quoi qu’il en soit, au regard de l’urgence de la situation à Mayotte, l’Etat doit assumer ses
responsabilités en adoptant une politique globale de la gestion de la rareté de l’eau sur l’île
en tenant compte de la pression démographique grandissante, en assurant la coordination
de l’ensemble des actions menées dans le domaine de l’eau, en apportant son soutien
financier dans la modernisation des infrastructures de production et d’adduction d’eau
potable et en luttant de manière efficace contre la déforestation. Ce dernier élément qui
affecte gravement le cycle naturel de l’eau est malheureusement souvent ignoré par les
services de l’État.
Alors même que la France avait accepté l’adoption de la résolution de l’Assemblée générale
de l’ONU le 28 juillet 2010 qui reconnaît le droit fondamental à l’eau potable et à
l’assainissement, il est temps qu’elle assume ses engagements.