Circulaire Retailleau sur l’admission exceptionnelle au séjour : une infra-réforme ?
Le 23 janvier 2025, le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, a diffusé une circulaire portant orientations générales relatives à l’admission exceptionnelle au séjour, procédure connue sous l’acronyme AES, prévue aux articles L. 435-1 et s. du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Cette circulaire a suscité de nombreuses réactions des associations défendant les droits des étrangers comme des chefs d’entreprise mettant en avant leurs besoins en main-d’œuvre dans les secteurs en tension.
Par Stéphane Gerry-Vernieres, Professeure de droit privé et sciences criminelles à l’Université Grenoble Alpes
Quelles sont les principales dispositions de la circulaire Retailleau ?
La circulaire Retailleau, qui traite du pouvoir de régularisation exceptionnelle du préfet s’agissant des étrangers en situation irrégulière, abroge la circulaire Valls du 28 novembre 2012. Dans ce texte relativement court de trois pages, le ministre de l’intérieur, après avoir clairement exprimé son souhait de « maîtrise du flux migratoire », pose trois orientations à destination des préfets.
Premièrement, la circulaire préconise de recentrer la procédure de régularisation sur son caractère exceptionnel au motif que, « visant des étrangers en situation irrégulière », elle n’est pas « la voie normale d’immigration et d’accès au séjour ». A ce titre, la circulaire suggère de recourir en priorité aux procédures de droit commun. S’agissant des procédures dérogatoires, le ministre retient que, lorsqu’une demande exceptionnelle est réalisée pour un motif de travail, il convient de privilégier la procédure prévue par le nouvel article L. 435-4 créé par la loi immigration de 2024 qui permet de régulariser, pour un an, un étranger en situation irrégulière ayant travaillé au moins douze mois au cours des deux dernières années dans un métier ou une zone géographique en tension. En dehors de ce cas de régularisation exceptionnelle, le texte n’insiste pas, comme le faisait la précédente circulaire Valls, plus dense, sur la régularisation générale régie par l’article L. 435-1 prévue pour des considérations humanitaires ou des motifs exceptionnels afin d’obtenir une carte de séjour temporaire portant la mention « salarié », « travailleur temporaire » ou « vie privée et familiale ».
Deuxièmement, la circulaire envisage la question de l’intégration des étrangers. Elle rappelle l’engagement que doit prendre l’étranger de respecter les valeurs de la République. Insistant sur le niveau de français, la nouvelle circulaire Retailleau souligne que la justification d’un diplôme français ou bien d’une certification linguistique « devra être appréciée favorablement », là où la circulaire Valls évoquait une « maîtrise orale au moins élémentaire de la langue française ». Surtout, la circulaire relève qu’une durée de présence sur le sol français de sept ans constitue « un indicateur pertinent d’intégration », contre cinq ans pour la circulaire Valls.
Troisièmement, la circulaire rappelle que l’admission au séjour ne peut intervenir qu’en l’absence de menace à l’ordre public et de situation polygamique. Le texte ajoute que les préfets doivent porter une attention particulière aux demandes formulées par des étrangers n’ayant pas satisfait l’obligation de quitter le territoire, mesure pouvant désormais faire l’objet d’une exécution pendant trois ans, et à l’existence et la durée des mesures d’interdiction de retour qui auront pu être notifiées. Le ministre s’en remet toutefois au pouvoir du préfet pour apprécier l’ensemble de la situation de l’étranger et, le cas échéant, les éléments de fait ou de droit nouveaux, avant de prendre une décision de refus de titre.
Pourquoi la circulaire Retailleau se décline-t-elle autour d’ « orientations générales » ?
Le statut d’ « orientations générales » renvoie à un contexte juridique bien précis. En matière de régularisation, les préfets disposent d’un pouvoir discrétionnaire qui leur permet d’apprécier la situation personnelle de l’intéressé qui est en situation irrégulière. Les circulaires de régularisation ont donc pour vocation d’orienter, d’éclairer ou d’harmoniser le pouvoir discrétionnaire des préfets sans remettre en cause leur pouvoir d’appréciation qui est exercé à titre gracieux et exceptionnel.
Alors que la doctrine prête plus d’attention aux différentes déclinaisons du droit souple, l’on s’est demandé si les circulaires de régularisation, instruments connus de longue date, devaient être analysées comme des « lignes directrices » qui succèdent aux anciennes « directives » et qui ont précisément pour objet d’orienter l’action de l’administration dans les matières où elle dispose d’un pouvoir discrétionnaire (sur cette notion, CE, 19 septembre 2014, Jousselin).
Ce n’est pas la voie empruntée par le Conseil d’État. Dans un arrêt Cortes Ortiz, le juge administratif a estimé que la circulaire Valls du 28 novembre 2012 devait intégrer une nouvelle catégorie juridique, créée pour l’occasion, celle des « orientations générales » par lesquelles le ministre de l’intérieur a pu, dans une matière où il ne dispose pas d’un pouvoir réglementaire, prendre des dispositions destinées à éclairer les préfets dans l’exercice de leur pouvoir de prendre des mesures de régularisation (CE, 4 février 2015, Cortes Ortiz). En droit des étrangers, où elle trouve pour l’heure son champ d’application exclusif, la catégorie des « orientations générales » a également été mobilisée à propos d’une infra-norme en vue de l’accueil en France de certains personnels civils recrutés localement pour servir auprès des forces françaises en Afghanistan (CE, 16 octobre 2017, M. Khodadad et Mme Azzi).
Il ressort donc de la jurisprudence du Conseil d’État que « lignes directrices » et « orientations générales » sont distinctes : alors que les premières interviennent là où l’autorité administrative peut attribuer un avantage prévu par un texte, les secondes ont vocation à s’appliquer lorsque l’autorité administrative peut octroyer une mesure de faveur pour laquelle l’intéressé n’a aucun droit. La circulaire Retailleau relève donc de la catégorie des « orientations générales » et non pas à de celle des lignes directrices.
Quelles sont les conséquences juridiques du statut d’« orientation générales » ?
Les « orientations générales » relèvent de la littérature grise de l’administration. Le régime juridique de ces normes infra-réglementaires, qu’il n’est pas toujours facile de cerner, a été considérablement renouvelé par les évolutions de la jurisprudence du Conseil d’État sur le droit souple depuis son rapport de 2013 consacré au phénomène.
En l’état de la jurisprudence administrative, le régime juridique des « orientations générales » se singularise sous deux aspects.
D’une part, la circulaire Retailleau, en sa qualité de texte portant orientations générales, ne pourra pas être invoquée par un étranger à l’appui d’un recours qu’il formulerait devant le juge contre un refus de régularisation. La solution a été affirmée à propos de la circulaire Valls du 28 novembre 2012 (CE, 4 février 2015, Cortes Ortiz) comme des mesures relatives aux civils ayant servi auprès des forces françaises en Afghanistan (CE, 16 octobre 2017, M. Khodadad et Mme Azzi). Cette position jurisprudentielle écartant les orientations générales du mécanisme de l’invocabilité a été reproduite dans un avis contentieux de 2022 alors que le Conseil d’État était saisi par une juridiction du fond d’une question portant sur le point de savoir si le nouvel article L. 312-3 du CRPA, issu de la n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d’une société de confiance (dite Essoc), autorisant l’invocabilité de la doctrine administrative était susceptible de remettre en cause la jurisprudence Cortes Ortiz. Dans son avis, le Conseil d’État a réaffirmé la soustraction au mécanisme de l’invocabilité des orientations générales (CE, 14 octobre 2022). A défaut, cela reviendrait, ainsi que s’en expliquait le rapporteur public dans l’affaire Cortes Ortiz à ouvrir « un droit de prétendre à l’attribution de l’avantage en cause, ce qui est par définition exclu s’agissant d’une mesure gracieuse ». Le statut juridique des « orientations générales » emporte donc un effet contentieux très rigoureux différent de celui de « lignes directrices » qui, quant à elles, sont invocables.
D’autre part, la question du recours pour excès de pouvoir contre les orientations générales se pose avec une acuité particulière puisque, désormais, le Conseil d’État ouvre largement le recours aux actes produisant un « effet notable sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre » (CE, 12 juin 2020, Gisti). Dans ses conclusions, alors qu’il envisageait les conséquences de cette nouvelle jurisprudence, le rapporteur public retenait que les orientations générales « seront certainement au nombre des actes susceptibles de recours ». Il reste donc à savoir si un recours sera formé contre la circulaire Retailleau et, le cas échéant, si le Conseil d’Etat ouvrirait le prétoire à cette circulaire qui mêle suggestions et silences tout en rappelant constamment le pouvoir du préfet. Et même si ce recours devait être ouvert, il paraît peu probable que la circulaire échouerait à passer le crible du contrôle de légalité.