Eloigner les étrangers en situation irrégulière vers des États tiers : que dit le droit ?
Alors que le nouveau ministre de l'Intérieur, Bruno Retailleau, plaidait début octobre pour l'éloignement de ressortissants étrangers vers des pays tiers, comme le fait l'Italie, le Premier ministre, Michel Barnier, a déclaré le 18 octobre : « Je ne crois pas que cet exemple soit transposable (...) pour des raisons juridiques et institutionnelles. » Quid Juris ?
Par Cédric Meurant, Maître de conférences en droit public à l’ Université Jean Moulin-Lyon 3 et à l’Institut d’études administratives
Qu’est-ce qu’une mesure d’éloignement ?
L’éloignement désigne les différentes mesures que les autorités françaises peuvent adopter pour ordonner à un ressortissant étranger de sortir du territoire français. Il se distingue donc du départ volontaire de la personne étrangère résidant en France. Manifestations de la souveraineté de l’État français, les mesures d’éloignement sont historiquement anciennes, même si leur régime juridique s’est singulièrement raffiné depuis les années 1980 et le retour de la question migratoire dans le débat parlementaire. Ces mesures d’éloignement sont souvent de nature administrative ; d’autant plus depuis vingt ans que l’efficacité de la politique d’immigration s’évalue – à tort – dans le débat public à l’aune du nombre d’éloignements d’étrangers.
Ces mesures de police administrative relèvent de deux catégories : d’une part, la mesure d’expulsion qui éloigne l’étranger qui trouble l’ordre public ; d’autre part, l’obligation de quitter le territoire français (OQTF), qui éloigne l’étranger qui séjourne irrégulièrement en France. Ces mesure d’éloignement peuvent aussi – plus rarement – être judiciaires : le juge pénal peut condamner un étranger à une interdiction judiciaire du territoire français qui prend la forme d’une peine complémentaire à certains crimes et délits (131-30 C. pén.).
Quels sont les obstacles à l’exécution des mesures d’éloignement ?
Aucun obstacle ne devrait entraver l’exécution des mesures d’éloignement. En effet, depuis les années 80 et la focalisation de l’attention politique sur les mesures d’éloignement, le législateur a élaboré un régime juridique profondément dérogatoire qui a pour but de faciliter la bonne exécution de ces mesures. Pour n’évoquer que l’exemple le plus connu des OQTF, ces mesures d’éloignement sont en règle générale assorties d’une série de décisions administratives connexes comme l’interdiction administrative de rester sur le territoire français, l’assignation à résidence ou encore le placement en rétention. De plus, la loi a conféré aux autorités la possibilité d’exécuter d’office les OQTF. En outre, la loi du 26 janvier 2024 a réformé l’éloignement en supprimant nombre de garanties dont bénéficiaient les étrangers, tout en assouplissant le régime des assignations à résidence et des placements en rétention.
Malgré cela, le taux d’exécution des OQTF – les autres mesures d’éloignement sont mieux exécutées – demeure faible. Ainsi, en 2022, sur les 153 042 mesures d’éloignement prononcées en France, 134 280 OQTF ont été édictées, dont 12 % seulement auraient été exécutées (C. comptes, La politique de lutte contre l’immigration irrégulière, Janvier 2024, p. 98). Un tel taux n’est pas une exception française : les États-membres de l’Union européenne (UE) enregistrent des taux d’exécution similaires (C. Comptes, Rapport préc., p. 101). Mais la France est la championne d’Europe du nombre de mesures d’éloignement édictées. Cette défaillance s’explique pour différentes raisons (F.-N. Buffet, Services de l’État et immigration : retrouver sens et efficacité, 20 mai 2022, pp. 89 et s. ; C. Comptes, Rapport préc. pp. 77 et s.), comme, pêle-mêle, l’insuffisance du mécanisme juridique de l’aide au retour volontaire, les difficultés d’identifier les personnes étrangères qui font l’objet d’une mesure d’éloignement ou de les leur notifier, le caractère suspensif du recours juridictionnel dirigé contre une OQTF…
Plus fondamentalement, l’exécution des mesures d’éloignement se heurte au mur de la réalité diplomatique. En effet, le défaut d’inexécution tient bien plus au refus des États souverains de retour d’accueillir l’étranger éloigné par la France qu’aux dispositions de notre loi nationale. Ainsi, l’exécution d’une mesure d’éloignement ne peut s’opérer qu’avec l’aval de l’État souverain de retour de l’étranger. Certes, celui-ci est, dans l’écrasante majorité des cas, éloigné vers son État de nationalité, lequel est en principe tenu de l’accueillir (par ex. : art. 12 §. 4 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques). Mais il peut arriver qu’un étranger soit, de bonne ou mauvaise foi, dans l’incapacité de justifier de sa nationalité. L’État (supposé) de nationalité des étrangers éloignés n’est alors pas tenu de les accueillir. Pour surmonter cet obstacle, les autorités françaises peuvent solliciter un laissez-passer consulaire auprès du chef de poste consulaire de l’État de retour, c’est-à-dire un document provisoire qui justifie l’identité de la personne étrangère et l’autorise à franchir la frontière. Toutefois, la délivrance de ces laissez-passer consulaires est là encore laissée à l’appréciation souveraine de l’État de retour qui peut être coopératif, ou non.
Comment accroître l’efficacité de l’exécution des mesures d’éloignement ?
Face à cette situation, la France dispose de différents moyens pour faire exécuter les décisions administratives adoptées. D’abord, elle peut adopter des mesures de rétorsion à l’encontre des États peu coopératifs dans l’exécution des mesures d’éloignement comme, par exemple, le refus de délivrer des visas à leurs ressortissants (L. 312-3-1 CESEDA). De plus, la France peut négocier des accords ou des clauses de réadmission qui obligent l’État requis de nationalité à accueillir ses ressortissants qui sont éloignés par l’État requérant. Cependant, outre la rareté de ces accords, leur efficacité est en principe tributaire de l’existence de documents d’identité établissant la nationalité de l’étranger éloigné.
Dernièrement, le ministre de l’Intérieur a évoqué la possibilité de contourner le problème posé par l’État de nationalité en éloignant l’étranger vers un État tiers qui serait plus enclin à exécuter les décisions françaises. Une telle mesure est envisageable en l’état du droit. En effet, la décision fixant le pays de renvoi peut désigner le pays dont l’étranger a la nationalité, mais aussi, d’une part, un « autre pays pour lequel un document de voyage en cours de validité a été délivré en application d’un accord ou arrangement de réadmission européen ou bilatéral » ; d’autre part, « avec l’accord de l’étranger, tout autre pays dans lequel il est légalement admissible » (L. 721-4 CESEDA). D’ailleurs, inspirés par des expériences étrangères – et dernièrement l’accord italo-albanais de gestion des demandeurs d’asile, lequel ne sera pas transposé en France selon le Premier ministre – le ministre de l’Intérieur a indiqué souhaiter négocier des accords bilatéraux avec les États étrangers situés sur les routes migratoires afin qu’ils acceptent d’admettre les ressortissants étrangers éloignés par la France. En tout état de cause, les autorités françaises qui éloignent les étrangers vers des États-tiers devront s’assurer que ces mesures ne violent pas le principe cardinal de non-refoulement – quoiqu’explicitement violé ces derniers temps : CE, 7 déc. 2023, n° 489817, au Lebon T. – qui interdit l’éloignement vers un pays où il risque d’être exécuté ou d’y subir des traitements inhumains et dégradants.
En dernier lieu, le ministre de l’Intérieur a souhaité la révision de la fameuse directive « Retour » qui a échappé à la réforme tentaculaire du « Pacte asile et migration » votée au printemps dernier. En effet, la directive « Retour » est curieusement considérée comme excessivement protectrice des ressortissants étrangers. Si une telle interprétation peut se discuter, la présidente de la Commission européenne a annoncé le 14 octobre dernier son intention de réformer ce texte pour « rationaliser le retour » et « renforcer [la] capacité d’agir » de l’UE. Mais un texte européen seul, aussi sévère soit-il, se heurtera au même obstacle de la souveraineté territoriale des États de destination.