PPL Ciotti : Du bon usage des fausses bonnes idées en matière pénale et constitutionnelle
La proposition de loi qui sera présentée par le groupe UDR dans sa « niche parlementaire » du mois de juin entend revenir sur la possibilité ouverte par le Code pénal d’assortir les peines complémentaires d’inéligibilité d’une exécution provisoire. Une idée qui fait son chemin dans la classe politique à la suite de la condamnation de Marine Le Pen dans l’affaire dite des assistants parlementaires européens du RN.
Par Anne-Charlène Bezzina, Constitutionnaliste, Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen-Normandie et chargée de Cours à Sciences Po
Quel est le principe ?
L’article 131-26-2 du Code pénal renvoie à l’obligation pour le juge pénal qui a condamné une personne pour « manquement au devoir de probité » (articles 432-10 et suivants du code), d’assortir la peine prononcée d’une peine complémentaire d’inéligibilité. Au stade du prononcé de l’inéligibilité, le juge peut y ajouter, comme modalité d’application de cette peine, une exécution provisoire (article 471 du Code de procédure pénale). D’après la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel, l’exécution provisoire de l’inéligibilité doit garantir un juste équilibre entre l’efficacité de la peine et la préservation de la liberté de choix de l’électeur (lorsque le prévenu est une autorité politique élue) ou de la liberté d’exercice de la profession (lorsqu’il s’agit d’un fonctionnaire ou autres). Il en ressort que l’exécution provisoire doit être prononcée lorsque deux conditions sont remplies : le risque de récidive et la préservation de l’efficacité de la peine (Cass. crim., 4 avr. 2018, n° 17-84.577 QPC ; Cass. crim., 21 sept. 2022, n° 22-82.377 QPC ; Cass. crim., 23 août 2017, n° 17-80459 QPC, CC, décision n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025).
La proposition de loi du groupe UDR n’est pas encore clarifiée dans son principe, mais elle vise à rendre l’exécution provisoire inapplicable aux peines d’inéligibilité. Nul ne sait, pour le moment, si cela ne vaudra que pour les élus (ceux ayant un mandat en cours ?), les candidats à une élection (sur quel critère ?), les fonctionnaires, les professions réglementées ou pour l’ensemble des prévenus susceptibles d’encourir une peine complémentaire d’inéligibilité. Il conviendra également de préciser si cette exécution provisoire sera rendue inapplicable aux seules inéligibilités prononcées par le juge pénal de manière complémentaire à des infractions de « probité », telles que définies précédemment ou à tout type d’infraction.
Quel sont les effets attendus de cette proposition de loi ?
D’abord, la proposition rendra le prononcé des peines complémentaires d’inéligibilité susceptibles de recours en appel avec un effet suspensif obligatoire.
Ensuite, la proposition implique que soient repensés les articles du Code électoral relatifs, pour les élus locaux, à la démission d’office de leurs mandats lorsqu’ils sont condamnés à une peine d’inéligibilité (C. élect., art. L. 205, L. 230, L. 236 et L. 341) ; en effet, le préfet ou ministre de l’Intérieur ne pourront plus déchoir les élus locaux de leurs mandats avant que l’appel – voire la Cassation, dans l’état de la jurisprudence constitutionnelle (Cons. const., 16 juin 2022, n° 2022-27 D) – n’aient confirmé la peine de première instance.
Enfin, en tant que « loi pénale plus douce », cette loi s’appliquera rétroactivement au cas de Marine Le Pen et aux élus du RN, condamnés par le tribunal correctionnel le 31 mars en première instance. Cette rétroactivité est un principe constitutionnel (Cons. Const., 20 janv. 1981, n° 80-127 DC).
En d’autres termes, la peine d’inéligibilité ne sera pas considérée comme définitive avant que la Cour de cassation ne se soit prononcée. Ainsi, l’exécution provisoire applicable depuis le 31 mars à Marine Le Pen sera privée d’effet, et celle-ci pourra se présenter à l’élection présidentielle.
Quels sont les risques juridiques d’une telle proposition ?
Tout d’abord, cette proposition de loi aurait pour effet de créer une différence de traitement législatif entre les personnes coupables de délits ou crimes « de droit commun » ou celles coupables de délits ou crimes « de droit pénal financier ». Cette différence de situation justifie déjà dans notre législation une différence de traitement, mais il semble paradoxal, pour l’effet utile des lois sur la probité, de punir plus légèrement des personnes titulaires de « fonctions publiques » au sens large.
L’efficacité de la sanction eu égard à l’importance du mandat exercé est en effet le motif premier du choix par le juge de l’exécution provisoire. Lorsqu’une peine est prononcée en première instance en matière de délit de probité, le juge est amené à mettre fin au plus vite aux mandats ou professions exercées afin d’éviter que le mésusage des deniers ou fonctions publiques ne se perpétue et que toute « indignité publique », en rupture avec le contrat de confiance entre les élus et les électeurs, soit évitée. La perte de mandat ou de fonction est « conservatoire » le temps de l’appel eu égard à l’importance des sommes et des délits concernés. Dans le même sens, en matière disciplinaire en droit de la fonction publique ou en droit du travail, l’interruption de travail est décidée avant même la fin des poursuites, de manière à préserver la fonction, la cohésion du groupe de travail et la confiance des citoyens. Le Code pénal (art. 131-27, 131-28 et suivants) prévoit des interdictions d’exercer qui sont le pendant de l’inéligibilité pour les fonctions publiques non-électives et les professions privées. Il y aurait donc une différence de traitement dans la loi en fonction de la profession exercée qui conduirait à une sévérité d’exécution des peines à double vitesse.
De plus, cette suppression de l’exécution provisoire pour les peines d’inéligibilité créerait un véritable paradoxe dans l’application du droit des inéligibilités étant donné que l’article 131-26-2 a été réformé en 2016 pour le rendre applicable obligatoirement aux condamnations pour les délits de probité afin de durcir la loi. Il adviendrait donc que le juge puisse recourir plus facilement à l’inéligibilité, mais qu’il ne puisse plus choisir les modalités d’exécution de cette inéligibilité. On perçoit bien le paradoxe que cette proposition de loi créerait dans le droit pénal électoral.
Ensuite, la loi doit disposer de principes généraux et s’appliquer indistinctement à tous les citoyens indépendamment d’intérêts sectoriels ou particuliers. Il s’agit là d’un principe général du droit qui vise à garantir que la loi expression de la volonté générale (article 6 de la Déclaration de 1789), ne protège pas uniquement des situations particulières. Or, au cas présent, le risque est grand que cette loi, prise au moment même où le procès du RN est encore pendant en appel, vise l’intérêt spécifique de ce groupe.
Enfin, la loi aurait pour effet de permettre la poursuite des mandats en cours pour toute personne, fût-elle lourdement condamnée en première instance, et notamment de permettre à celle-ci de présenter de nouvelles candidatures durant le délai d’appel. Il n’y aurait donc plus aucune efficacité à la sanction d’inéligibilité prononcée en première instance. Certes, il s’agit là de préserver l’effet suspensif de l’appel, mais l’on rappelle par exemple qu’il n’existe pas d’effet suspensif en matière administrative étant donné l’importance que les actes jugés revêtent pour l’Etat et la société. Dans le même sens, pour les titulaires de « fonctions publiques » au sens large, c’est l’importance des affaires et des fraudes sanctionnées qui justifie qu’il n’y ait pas de caractère suspensif de l’appel ; il en va ainsi de l’efficacité de la sanction de droit pénal financier, qui ne peut pas passer par des dommages et intérêts ou par une compensation quelconque, mais peut porter seulement sur la « dignité publique ».
Quels pourraient être les effets politiques de cette initiative ?
Alléger la pénalisation des délits de probité apparaît en contradiction avec l’évolution de l’opinion, de la législation et de la Constitution.
Au niveau de l’opinion d’abord, une étude de l’OCDE (enquête OCDE sur les déterminants de la confiance, 2024) démontrait que la défiance envers les politiques avait, pour première cause, la suspicion de corruption des élus. Alléger la pénalisation des délits financiers pourrait renforcer ce sentiment de soupçon.
Au niveau législatif, on peut constater deux temps dans la législation politico-financière. D’abord, les années 1980/1990 où les premières lois de moralisation ont mis du temps à s’installer et où les affaires (lycée d’Île-de-France, carrefour du développement) étaient légion. Serge Dassault ou Patrick Balkany ont ainsi été protégés par leur assemblée. La vague de moralisation a, dans un deuxième temps, atteint son sommet avec les lois de 2013 et 2016/2017 sur la transparence politique ou des fonctionnaires, conduisant à la création du PNF, de la HATVP et ainsi de véritables instruments institutionnels de lutte contre la corruption.
Au niveau constitutionnel, tenant compte de l’évolution des impératifs juridiques pesant sur les élus, le Conseil constitutionnel a dégagé un objectif de transparence et de probité des agents et personnes chargées de missions d’intérêt public (2013-676 DC du 9 octobre 2013) qu’il a étendu à la lutte contre les conflits d’intérêts (2016) au point de faire entrer l’impératif de transparence dans la Constitution. Revenir en arrière apparaît contraire à cet objectif.
Si la proposition de loi était adoptée, il y aurait alors trois temps dans notre législation : celui du laxisme, puis celui de la rigueur, et enfin un retour au laxisme en matière de pénalisation des délits de droit pénal financier. Ceci paraît tout à fait anachronique.