Condamnation de Marine Le Pen : des motivations qui font débat
Par un jugement du 31 mars 2025, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné Marine Le Pen pour détournement de fonds publics dans l’affaire des assistants parlementaires européens du FN. Parmi les différentes peines prononcées à son encontre, celle d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire a suscité de nombreuses réactions. L’occasion d’étudier les raisons ayant servi de fondement à cette décision.

Par Haritini Matsopoulou, Professeur de droit privé à l’Université Paris-Saclay, Expert du Club des juristes
Quelles sont les infractions retenues à l’encontre de Marine Le Pen et à quelles peines a-t-elle été condamnée ?
Marine Le Pen, en sa qualité de députée européenne, a été déclarée coupable de détournements de fonds publics commis pendant plus de six ans et portant sur 8 contrats représentant une somme d’environ 474.000 d’euros. En outre, en sa qualité de présidente du parti depuis janvier 2011, elle a été déclarée coupable de faits de complicité par instigation de détournements de fonds publics commis pendant plus de cinq ans et représentant une somme d’environ 1,8 million d’euros. En particulier, il lui a été reproché d’avoir « légitimé la mise en place d’un système frauduleux élaboré dans le seul but de percevoir illégitimement des fonds publics du Parlement européen », ce qui avait permis au FN, devenu RN, de « faire des économies grâce au[dit] Parlement ».
Compte tenu de la gravité des faits commis, des fonctions qu’elle exerçait à l’époque des faits, de sa formation de juriste, de l’absence de remboursement spontané des salaires indus au Parlement européen et du positionnement de l’intéressée dix ans après les faits, le tribunal correctionnel a prononcé à l’encontre de Marine Le Pen une peine de quatre ans d’emprisonnement, dont deux ans assortis du sursis. A cet égard, les juges correctionnels ont pris soin de préciser que « toute autre sanction serait insuffisamment dissuasive et manifestement inadéquate ». En outre, « une amende de 100 000 euros, proportionnée à la gravité des faits et à [l]a situation financière » de Marine Le Pen, a été prononcée à son encontre.
Compte tenu des précisions fournies par le tribunal correctionnel dans sa décision de condamnation, il est permis de penser que les peines principales prononcées ont été individualisées, en fonction des critères fixés par l’article 132-1, alin. 3, du code pénal, à savoir les circonstances de l’infraction, la personnalité de son auteur, ainsi que sa situation matérielle, familiale et sociale.
Quant à la peine d’inéligibilité, selon les indications données, les faits de détournement de fonds publics et/ ou de complicité de ce délit avaient pris fin au plus tard le 15 février 2016 et non le 31 décembre 2016, comme visé à la prévention concernant Marine Le Pen. Par conséquent, le dispositif issu de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016, dite loi Sapin II, qui a instauré une peine complémentaire obligatoire d’inéligibilité en cas de condamnation pour les délits portant atteinte au devoir de probité commis par des personnes exerçant une fonction publique (C. pén., art. 432-10 à 432-15), n’était pas applicable au moment de la commission des faits. C’est qu’en effet, l’inéligibilité n’était à l’époque qu’une peine complémentaire facultative.
En l’espèce, le Tribunal correctionnel de Paris a donc fait usage de cette faculté et a prononcé, à l’encontre de Marine Le Pen, la peine d’inéligibilité pour une durée de cinq ans. Et, comme il lui appartenait de le faire, il a spécialement motivé le prononcé de cette peine, en se référant à « la gravité des faits commis [par Marine Le Pen] en sa double qualité d’élue et de présidente d’un parti politique de premier plan », ainsi qu’à « sa situation personnelle ». On rappellera ici qu’à la différence des peines obligatoires (C. proc. pén., art. 485-1), les juridictions du fond sont tenues de motiver le choix de la peine complémentaire facultative, au regard des circonstances de l’infraction, de la personnalité de son auteur et de sa situation personnelle (Crim. 1er févr. 2017, n° 15-85.199 et n° 15-84.511).
Pour quelles raisons le Tribunal correctionnel de Paris a-t-il ordonné l’exécution provisoire de la peine complémentaire d’inéligibilité ?
Les dispositions des articles 471, alin. 4, du code de procédure pénale et 131-10 du code pénal autorisent les juges répressifs à assortir la peine d’inéligibilité de l’exécution provisoire. Cependant, le recours à cette mesure a pour conséquence d’anéantir l’effet suspensif de l’appel (C. proc. pén., art. 506) et de porter atteinte au droit à un recours juridictionnel effectif.
Dans la présente affaire, pour prononcer l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité, le tribunal correctionnel s’est appuyé sur « une convergence de jurisprudence du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation » d’où il résulte que la faculté pour une juridiction d’ordonner une telle mesure « répond à l’objectif d’intérêt général visant à favoriser l’exécution de la peine et à prévenir la récidive » (V. en ce sens, Cass. crim., 4 avr. 2018, n° 17-84.577 ; Crim. 21 sept. 2022, n° 22-82.377 ; Crim. 18 déc. 2024, n° 24-83.556). Ainsi, par une décision récente n° 2025-1129 QPC du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a-t-il clairement rappelé les objectifs poursuivis par l’exécution provisoire d’une peine d’inéligibilité, qui permet « d’assurer, en cas de recours, l’efficacité de la peine et de prévenir la récidive » (§ 13). Pour le Conseil, cette mesure contribue à « renforcer l’exigence de probité et d’exemplarité des élus et la confiance des électeurs dans leurs représentants », si bien qu’elle met en œuvre « l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public ».
Prenant en considération ces éléments, la juridiction correctionnelle a cherché, en l’espèce, à vérifier si le risque de récidive, d’une part, et, d’autre part, les objectifs à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de bonne administration de la justice pourraient justifier le prononcé de la peine d’inéligibilité assortie de l’exécution provision.
Pour établir le risque de récidive, les juges répressifs se sont fondés sur la stratégie de défense, qui consistait non seulement à contester les faits reprochés mais à revendiquer leur « impunité totale et absolue », en soutenant que « les assistants parlementaires auraient effectué un travail politique, non détachable du mandat de leur député, au profit d’un parti politique ». Or, selon le tribunal, « ce système de défense constitu[ait] une construction théorique qui mépris[ait] les règles du Parlement européen, les lois de la République et les décisions de justice rendues notamment au cours de la présente information judiciaire ». De plus, la plupart des prévenus, dont Marine Le Pen, n’ont « manifesté aucune volonté de participer à la manifestation de la vérité, avec laquelle ils ont pour certains un rapport très distendu … ». Ainsi, le tribunal a-t-il estimé que « dans le cadre de ce système de défense (…) qui tend[ait] à contester la compétence matérielle du tribunal autant que les faits, dans une conception narrative de la vérité, le risque de récidive [était] objectivement caractérisé ».
Quant à la nécessité de prononcer l’exécution provisoire au regard des impératifs de sauvegarde de l’ordre public et de bonne administration de la justice, les juges correctionnels ont pris en considération le « trouble irréparable à l’ordre public démocratique qu’engendrerait le fait que [Marine Le Pen] soit candidate, voire élue par exemple et notamment à l’élection présidentielle, alors qu’elle est condamnée pour détournement de fonds publics notamment à une peine d’inéligibilité en première instance et pourrait l’être par la suite définitivement ». Dès lors, eu égard à l’importance de ce trouble irréparable, le tribunal a jugé nécessaire d’ordonner, à titre conservatoire, l’exécution provisoire de la peine complémentaire d’inéligibilité prononcée à l’encontre de Marine Le Pen.
Que pensez-vous de la motivation de la décision quant à l’exécution provisoire ?
Bien que la motivation de la déclaration de culpabilité pour les faits poursuivis et celle des peines prononcées n’appellent pas d’observations particulières, il n’en est pas de même pour la peine complémentaire d’inéligibilité assortie de l’exécution provisoire.
On pourrait d’abord se demander s’il y avait un réel risque de voir Marine Le Pen renouveler les actes qui lui sont reprochés, étant donné qu’elle n’a plus ni la qualité de députée européenne ni celle de présidente du parti. On relèvera, en outre, que, pour caractériser le risque de récidive, les juges correctionnels se sont fondés sur « le système de défense », et notamment sur « l’absence de reconnaissance des faits » et leur « impunité revendiquée ». Ils ont également retenu à l’encontre des prévenus, dont Marine Le Pen, le fait de n’avoir « manifesté aucune volonté de participer à la manifestation de la vérité ». Mais, peut-on prendre appui sur de tels éléments pour établir le risque de récidive alors que, conformément aux exigences de la jurisprudence européenne, notre législation réserve une place importante au droit au silence, institué au profit de la personne suspectée ou poursuivie, quelle que soit la phase du procès pénal ? Doit-on rappeler ici que la CEDH a consacré, à plusieurs reprises, le « droit de tout accusé de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination » (CEDH, 25 févr. 1993, aff. Funke c/ France, requ. n° 10588/83) ? Comme on l’a justement fait observer, « une personne n’est nullement tenue de collaborer à la recherche de preuves contre elle ». Un mauvais choix de défense est une chose et le risque de récidive est une autre.
S’agissant, par ailleurs, des impératifs de bonne administration de la justice et de sauvegarde de l’ordre public, la décision du tribunal correctionnel fait état d’un « trouble irréparable à l’ordre public démocratique » causé par l’éventuelle élection de la prévenue à la présidence de la République, « alors qu’elle est condamnée pour détournement de fonds publics (…) en première instance et pourrait l’être par la suite définitivement ». Par une telle affirmation, les juges correctionnels se projettent dans l’avenir et tendent à anticiper la décision de la cour d’appel ou même celle de la Cour de cassation. Est-ce réellement le rôle du juge de première instance ? De plus, une telle motivation fragilise la portée du principe de la présomption d’innocence (art. 6 §2 CEDH, art. 9 DDHC), qui joue tant que la culpabilité d’une personne n’a pas été établie par une décision définitive ayant acquis l’autorité de la chose jugée.
De plus, l’exécution provisoire se concilie mal avec la jurisprudence de la CEDH qui se montre particulièrement attachée au principe du double degré de juridiction et au droit à un recours juridictionnel effectif (CEDH, 3e section, 21 février 2008, Ravon et autres c/France, requ. n° 18497/03), ce qui a conduit le législateur français à introduire des voies de recours dans plusieurs domaines, y compris dans celui des enquêtes.
Enfin, dans sa décision du 28 mars 2025, le Conseil constitutionnel a entendu, par une réserve d’interprétation, encadrer le rôle du juge, qui décide de recourir à une mesure d’exécution provisoire, en énonçant qu’il lui appartient « d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte » qu’elle « est susceptible de porter à l’exercice d’un mandat en cours et à la préservation de la liberté de l’électeur » (§ 17). Si l’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité n’a pas pour effet de mettre fin à un mandat parlementaire (Cons. const., 22 oct. 2009, n° 2009-21S D ; Cons. const., 16 juin 2022, n° 2022-27 D), elle pourrait toutefois avoir des incidences sur la liberté du vote des électeurs. Le Conseil constitutionnel n’inviterait-il pas, par la décision précitée, le juge pénal à tenir compte d’un tel élément ?