Par Mathieu Carpentier, professeur de droit public à l’Université Toulouse Capitole, codirecteur de l’Institut Maurice Hauriou, membre de l’Institut universitaire de France.

Qu’est-ce qu’un cavalier législatif ?

Par « cavalier législatif », il faut entendre toute disposition, introduite par amendement au cours des travaux parlementaires et qui est sans lien avec le texte en discussion. En première lecture, la Constitution admet, depuis la révision du 23 juillet 2008, un lien « même indirect » avec les dispositions en discussion : un amendement qui n’aurait aucun lien même indirect avec le texte discuté en première lecture serait de ce seul fait irrecevable. Lors des étapes ultérieures de la navette, la jurisprudence du Conseil constitutionnel exige, de façon plus stricte, que l’amendement soit « en relation directe » avec une disposition restant en discussion (règle dite « de l’entonnoir »).

Depuis 2019, le Conseil constitutionnel a durci et précisé l’étendue et la méthode du contrôle des cavaliers, qui s’était développé, dès avant la révision de 2008, de manière quelque peu empirique. Le Conseil constitutionnel envisage ainsi le « lien » non pas avec l’objet général du texte en discussion, mais avec chacune de ses dispositions. Ce n’est pas parce qu’un texte porte sur l’immigration que tout amendement portant sur l’immigration sera recevable : il faut que cet amendement soit en lien (même indirect, en première lecture) avec une disposition spécifique du texte. C’est pourquoi le Conseil rappelle à chaque fois le périmètre des différentes dispositions du projet ou de la proposition de loi initiale, afin de motiver, le cas échéant, l’absence de lien.

Par ailleurs – et c’est déterminant ici – la censure d’un cavalier législatif ne préjuge pas de la constitutionnalité au fond des dispositions censurées, comme le Conseil le rappelle désormais systématiquement. Il est donc loisible au législateur de les adopter à nouveau.

Quelles dispositions pourraient être réintroduites dans le nouveau projet de loi ?

En janvier dernier, examinant la précédente « loi immigration », le Conseil constitutionnel avait – record absolu – censuré 32 cavaliers législatifs, qu’il avait parfois relevés d’office. Ces dispositions avaient été pour la plupart introduites par amendement au Sénat et reprises dans le texte de la commission mixte paritaire. Le leader de la droite sénatoriale d’alors étant devenu ministre de l’Intérieur, plusieurs de ces dispositions pourraient refaire leur apparition, mais cette fois-ci dans le projet gouvernemental lui-même : n’étant pas introduites par voie d’amendement, elles ne pourraient donc plus être qualifiées de cavaliers et seraient donc immunisées contre une censure du Conseil sur ce fondement. Parmi ces dispositions, on peut mentionner celles qui durcissent le regroupement familial (allongement de la durée de séjour préalable à la demande, augmentation de l’âge des demandeurs, conditions de maîtrise de la langue française, durcissement des conditions de ressource et contrôle accru du maire, etc.) ; celles qui visent les étudiants étrangers (majoration des faits d’inscription, caution préalable, suppression des réductions tarifaires dans les transports) ; le rétablissement du délit de séjour irrégulier ; les dispositions relatives au droit de la nationalité et notamment les restrictions du droit du sol pour les enfants nés de parents étrangers ; l’exclusion de certains programmes sociaux (aide sociale à l’enfance, droit à l’hébergement d’urgence, sécurité sociale, France Travail, etc.) pour certains étrangers en situation irrégulière, notamment ceux faisant l’objet d’une OQTF ; diverses dispositions relatives au droit d’asile…

Bref, la liste est longue. Si ces dispositions sont réintroduites dans le projet gouvernemental et qu’elles sont adoptées par le Parlement – rien n’est moins sûr, vu la composition actuelle de l’Assemblée nationale –, le Conseil constitutionnel n’aura d’autre choix, cette fois-ci, que d’examiner leur constitutionnalité au fond, notamment au regard du droit à une vie familiale normale, du droit d’asile, du principe de solidarité nationale, du droit au respect de la vie privée, ou encore du droit au respect de la dignité de la personne humaine…

Qu’en est-il des dispositions dites « de préférence nationale » ?

Une question risque en effet de se poser avec une certaine acuité, qui concerne certaines dispositions dites « de préférence nationale ». Parmi les cavaliers censurés en janvier, une disposition instaurait, pour les étrangers en situation régulière, une durée minimale de résidence de 5 ans ou d’affiliation à la sécurité sociale au titre d’une activité professionnelle de 30 mois aux fins d’obtenir le bénéfice de certaines prestations sociales (aide personnelle au logement, prestations familiales, allocation personnalisée d’autonomie etc.), généralement présentées comme non contributives. Réintroduite dans une proposition de loi « RIP » (référendum d’initiative partagée), cette disposition avait été censurée en avril dernier par le Conseil constitutionnel, cette fois-ci pour un motif de fond : si, sur le principe, le Conseil estime possible de soumettre à une condition de durée le bénéfice de certaines prestations sociales, il juge que le législateur ne peut, ce faisant, priver les exigences constitutionnelles des dixième et onzième alinéas du Préambule de 1946, qui impliquent la mise en œuvre d’une politique de solidarité nationale en faveur des personnes défavorisées et auxquelles, au cas d’espèce, le Conseil estime qu’il a été portée (en raison de la durée de résidence ou d’activité exigée par les dispositions litigieuses) une atteinte disproportionnée.

S’il est donc exclu qu’une disposition identique à celle déjà censurée deux fois (une fois comme cavalier, une fois au fond) par le Conseil soit de nouveau incluse dans le projet de loi, il n’est pas impossible que ce dernier réintroduise une condition de durée pour le bénéfice des prestations susmentionnées, pourvu que la durée minimale exigée soit inférieure. Le Conseil devrait alors juger si l’atteinte portée aux exigences constitutionnelles précitées est toujours disproportionnée ; il devra également préciser sa jurisprudence sur le caractère éventuellement contributif de certaines des prestations concernées, pour lesquelles on peut escompter, si un tel caractère leur est reconnu, un contrôle encore plus sévère.