Par Jean-Pierre Camby, Docteur en droit, HDR Université de Paris Saclay

Le cumul des mandats est-il condamnable ?

Le cumul des mandats électifs a longtemps été une spécificité française.  Il est ancré dans une tradition sociologique : le député d’Arcis de Balzac est non seulement « parachuté » par le pouvoir parisien, mais il doit aussi se mouler dans le paysage politique local. Le cursus politique a été progressivement, mais irréversiblement fixé sous la IIIe République : on est d’abord maire, on devient ensuite député, puis ministre. Le socle local n’est jamais abandonné. Dans un célèbre article de la RFSP de 1955, « Trois caractéristiques du régime parlementaire », Michel Debré décrit la réalité : « c’est pour un parlementaire une infériorité presque insupportable que de ne pas être en même temps chargé d’un mandat local. Telle est la vraie loi ».

Telle est au moins la tradition, décrite par exemple par Gilles Toulemonde (le cumul des mandats dans l’histoire constitutionnelle française in Patricia Demaye Simoni, Artois presse université, 2015) : le cumul est inscrit dans la sociologie élective française. Les électeurs votent préférentiellement pour des candidats cumulards, censés disposer de pouvoirs et d’influence plus importants. Avant les élections de juin 1997, où le débat fut le plus vivement relancé par le contexte politique de la cohabitation, 450 députés sur 577 et 199 sénateurs cumulaient leur mandat avec un exécutif local, principalement celui de maire.

La Ve République diversifie les schémas d’accession au pouvoir en recrutant dans le vivier de la haute fonction publique un grand nombre de ministres cherchant ensuite une implantation locale : en 1981 Pierre Mauroy ou Laurent Fabius illustrent bien, le premier la résistance du modèle classique de l’élu local appelé à Matignon, le second le schéma du ministre qui va ensuite rechercher une telle implantation. Mais elle n’affecte pas la « vraie loi » : le cumul des mandats affirmait son plus éminent pourfendeur, Guy Carcassonne « aussi longtemps qu’il n’est pas juridiquement interdit,… est politiquement obligatoire » ( le Monde 7 mai 1997 ). Faut-il citer les exemples célèbres : le mandat de Jean Lecanuet maire de Rouen sans discontinuer pendant 24 ans se cumule avec tantôt la présidence du conseil régional, ou celle du conseil « général », celui de député européen et de parlementaire, y compris la présidence d’une commission ? Les arguments contre le cumul procèdent alors de l’évidence : impossibilité d’accomplir en profondeur les différentes fonctions, obligation de déléguer sur place, importance prise par les mandats locaux du fait de la décentralisation, gel des carrières politiques, impatience des héritiers qui peuvent se muer en manœuvriers : « on s’épargne une concurrence interne qui pourrait s’avérer dangereuse … on s’active à écarter les talents menaçants » ( Guy Carcassonne, le Monde 3 mai 2010) , professionnalisation excessive  des élus. S’y est ajouté le risque de cumul des tentations. Nombre d’affaires dans la décennie 1990 concernent des élus titulaires à la fois d’un mandat local et national : Noir, Boucheron, Arreckx, Mouillot, Balkany, etc. faisant soupçonner que l’activité nationale est dictée par des considérations locales mêlées de considérations privées. L’assimilation entre cumul permettant de contrôler les dossiers et collusion d’intérêt était facile à établir.

Les arguments favorables au cumul lié à la meilleure connaissance des problèmes tirée de la gestion locale, de la confrontation des élus avec les difficultés quotidiennes des administrés, mieux au fait des réalités de terrain, ne pesaient pas lourd face à cette accumulation de critiques. Guy Carcassonne, encore lui, relève non sans dérision : « On a même entendu un député maire André Santini s’opposer à la réforme (limitant le cumul) en invoquant le fait .. que c’est comme maire qu’il avait été saisi du problème des pitbulls ce qui l’avait amené comme député à déposer une proposition de loi les concernant : où l’on découvre qu’il est indispensable pour un parlementaire d’être élu local pour apprendre qu’un chien méchant, ça mord » ( RDP 1997 p. 1562) et pour combattre l’argument, cet auteur rappelle que le maintien du scrutin d’arrondissement oblige le député à une présence sur le terrain. Sous cet angle, la prohibition du cumul est nécessairement remise en cause dès que le débat sur la proportionnelle est réactivé, puisque ce mode de scrutin distend le lien entre électeur et élu : « l’interdiction du cumul a commencé d’extirper les députés de leurs circonscriptions », la représentation proportionnelle ne les incite pas à se rapprocher des électeurs et éloigne ces derniers de leurs députés (Julien Jeanneney, Contre la proportionnelle, Gallimard n° 61 p. 43). Nul doute que si le débat sur le mode de scrutin est réouvert, le débat sur le cumul reviendra. Mais indépendamment du mode de scrutin, il peut à nouveau être posé.   

La fin du cumul a en effet coïncidé, en 2017, avec un renouvellement sans précédent de l’Assemblée : 75 % des sièges ont alors changé de titulaires, et le profil du député exclusivement défenseur d’une idéologie et plus animé par la recherche d’un buzz sur les réseaux sociaux que par le souci légistique s’est depuis lors fortement accru. La fin du cumul a-t-elle créé des députés « hors sol » ?  La réponse paraît désormais d’autant plus évidente que les élections suivant la dissolution du 9 juin 2024 se sont focalisées sur la composition de l’Assemblée à travers des conflits idéologiques caricaturaux, sans enjeux locaux ou débats sur les programmes.   

Comment le cumul des mandats est-il encadré ?

La prohibition du cumul ne concerne que les mandats électifs ou les exécutifs locaux. Aucune règle juridique ne concerne les ministres, sinon la prohibition posée par l’article 23 de la Constitution. Celle-ci ne porte, s’agissant des incompatibilités politiques, que sur l’impossibilité d’être simultanément ministre et d’exercer un mandat parlementaire. De manière temporaire depuis 2008, le suppléant occupe le siège jusqu’à l’expiration d’un délai d’un mois suivant le départ du gouvernement. Mais le cumul avec les autres mandats politiques n’est pas prohibé. Il a été fréquent que les Chefs d’État ou les Premiers ministres souhaitent que les ministres démissionnent de leur mandat exécutif local pour se consacrer entièrement à leur fonction gouvernementale, voire imposent cette règle. Mais telle n’est pas la directive actuelle pour des raisons trop évidentes : l’instabilité ministérielle qui aura conduit à quatre changements de Premier ministre et de gouvernement en 2025, la difficulté de réaliser de manière durable une coordination gouvernementale, la force des ancrages locaux etc. Il en résulte, curieusement, qu’on puisse être aujourd’hui maire et ministre à la fois, mais qu’on ne puisse être à la fois maire ou adjoint et parlementaire, pour ne citer que le cas le plus emblématique.

En revanche, la prohibition est totale concernant le cumul d’un mandat électif parlementaire et des fonctions exécutives locales. Elle l’est aussi depuis 2000 avec le mandat de député européen (art LO 137 du code électoral)    

Le cumul était tellement ancré dans la tradition politique qu’il a fallu trois vagues législatives successives pour y mettre fin : 30 décembre 1985, 5 avril 2000, 14 février 2014. Ces trois vagues vont dans le même sens : celui de la restriction du cumul des fonctions ou mandats qu’elles énumèrent. Si elles ne visent pas le cumul dans le temps, elles prohibent le cumul dans l’espace par deux biais : la limitation du nombre global de mandats simultanément détenus et l’incompatibilité entre certains mandats et fonctions.

La première réglementation limita à deux maximum le nombre de mandats cumulés, avec un plafond pour les maires des communes de 20 000 habitants et d’adjoint pour celles de plus de 100 000. La deuxième ramena le seuil applicable aux maires des communes de plus de 3500 habitants (seuil cohérent avec celui qui déterminait alors le mode de scrutin municipal applicable par effet de l’article L 252 du code électoral) et empêcha tout cumul pour les parlementaires européens.

Sur le premier critère, celui du nombre de mandats simultanément détenus, la réforme est quasiment achevée en 2000, légèrement complétée par la suite. Le cumul d’un mandat parlementaire avec les autres mandats électifs est désormais limité à un seul de ces mandats :  conseiller régional ou départemental, conseiller municipal d’une ville de moins de 1000 habitants, conseiller à l’assemblée de Corse, de Guyane ou de Martinique, conseiller de Paris (article LO 141 du code électoral). 

Mais l’effet des deux premières vagues législatives, qui joue essentiellement sur cette première restriction, paraît trop limité sur l’autre volet : l’incompatibilité tenant à la nature des mandats.
En 2003 seuls 53 députés n’ont pas d’autre mandat, en 2007 ils sont 46, en 2011 104. À cette date l’Assemblée compte 4 députés présidents de conseil régional, 10 présidents de conseil départemental, tandis que 229 députés sont alors maires ou maires d’arrondissement.

La troisième vague, votée sous la législature suivante le 14 février 2014, aboutit donc à une interdiction généralisée du cumul du mandat parlementaire avec tout exécutif local (article LO 141-1 du code électoral) dont celui de maire ou d’adjoint, quelle que soit la taille de la commune. Au libre choix, se substitue une automaticité : le mandat incompatible, le plus ancien, tombe au-delà d’un délai (improprement nommé d’option) d’un mois. L’option porte seulement sur le délai et non sur le choix du mandat conservé. Si l’acquisition plus récente d’un mandat exécutif local fait tomber le mandat parlementaire antérieur, le suppléant occupe définitivement le siège.

Quelles sont les conséquences concrètes de ces prohibitions ?  

Pour être la plus radicale, cette troisième vague, qui entraîne la démission du mandat le plus récemment acquis, prive donc les maires de devenir parlementaires ou les députés et sénateurs de renforcer leur mandat parlementaire par une implantation locale.

Cette prohibition est parfaitement compréhensible pour la présidence ou la vice-présidence des conseils départementaux ou régionaux, qui nécessitent un plein temps, d’autant plus depuis le redécoupage des régions opéré par la loi du 16 janvier 2015. Mais en mettant fin à la figure du député maire, la loi a coupé l’enracinement local des députés (plus que celui des sénateurs qui, compte tenu du collège électoral, sont souvent issus de mandats locaux). Cette réforme était censée atteindre l’objectif d’une meilleure fluidité entre les mandats politiques en favorisant le changement de titulaires. En réalité, elle a plutôt créé des phénomènes d’étanchéité. Depuis 2014, et plus encore depuis 2020, on constate que les maires des grandes villes s’installent dans ces seules fonctions et que les parlementaires ne sont pas susceptibles, et souvent pas désireux, de conquérir des mairies, des conseils régionaux ou départementaux. On aboutit à des cursus séparés et non à la mobilité attendue.

Il n’existe guère qu’un moyen de contournement, au demeurant peu respectueux de la volonté de l’électeur. Le texte de l’article LO 141-1 du code électoral n’exclut pas une démission prématurée du mandat de maire (mais la conservation du mandat de conseiller municipal) à l’approche d’une élection de député ou de sénateur, puis, une fois élu parlementaire la démission de ce mandat  au profit de son suppléant qui « résulte de la stricte application des dispositions organiques votées par le législateur afin de régir le remplacement des parlementaires en situation de cumul de mandats prohibé » (réponse à la question écrite n° 902 Assemblée nationale 17 octobre 2017) permettant alors la reprise de la tête de la municipalité. Mais il s’agit là d’un contournement de la loi, risqué si le conseil municipal ne suit pas.

Au final, il faut surtout souligner l’effet inattendu, mais bien réel, de la réforme de 2014 : les trajectoires nationales, celles de député ou de ministre et les carrières politiques locales sont déliées les unes des autres, les passerelles sont rompues, la confrontation avec la gestion concrète de la loi sur le terrain ou le filtre local des candidatures législatives ne jouent plus. D’où l’image de députés « hors sol », car de facto déracinés, qui ne peuvent plus trouver dans un mandat local ni gestion publique nourrissant la réflexion, ni tremplin, ni refuge. D’où l’image de fiefs locaux qui se renforcent. Sans doute, le législateur est-il allé trop loin dans la prohibition de tout cumul des mandats. Les seuls qui y échappent aujourd’hui paradoxalement sont les membres du gouvernement pourtant occupés à plein temps par cette fonction.