Par Stéphanie Damarey, Professeure agrégée de Droit public à l’Université de Lille

Que prévoit l’article 40 de la Constitution ?

L’article 40 de la Constitution du 4 octobre 1958 est traditionnellement présenté comme permettant d’opposer une irrecevabilité financière aux propositions et amendements formulés par les membres du Parlement, « lorsque leur adoption aurait pour conséquence soit une diminution des ressources publiques, soit la création ou l’aggravation d’une charge publique ». En ce sens, ces dispositions limitent le pouvoir d’initiative des parlementaires dès lors que leurs propositions ou amendements impliquent une dégradation de la situation budgétaire de l’Etat.

Cette possibilité d’invoquer l’irrecevabilité financière ne concerne que les propositions et amendements parlementaires. Les projets et amendements du Gouvernement ne sont pas soumis à ce dispositif.

Il faut comprendre que l’irrecevabilité financière a été pensée pour mettre un terme aux errements constatés sous les IIIème et IVème Républiques, alors que les parlementaires étaient souvent tentés de proposer des augmentations de dépenses ou des diminutions d’impôts pour satisfaire leurs électeurs.

Cette irrecevabilité ne peut être écartée qu’à la condition de compenser la mesure envisagée.  Lorsque la proposition ou l’amendement a pour effet de créer ou d’aggraver une charge publique, le raisonnement conduit à apprécier les marges de manœuvre dont disposent les parlementaires dans le cadre de chacune des missions du budget de l’Etat. Les compensations ne peuvent, en effet, s’opérer que dans le cadre de la mission et en son sein, entre les programmes qui la composent. Ainsi dans la mission Justice, il est possible d’augmenter les crédits du programme Administration pénitentiaire, à la condition de réduire dans le même temps, les crédits de l’un des autres programmes de cette mission, par exemple ceux du programme consacré au Conseil supérieur de la magistrature.

Si la proposition ou l’amendement entend réduire une ressource publique, il convient dans le même temps, de proposer une augmentation d’une autre ressource.

La proposition ou l’amendement est alors dite « gagée ». En d’autres termes, il faut pouvoir justifier du financement de la mesure proposée.

Souvent, cette compensation repose sur une augmentation des taxes sur le tabac : c’est ce que l’on appelle le « gage tabac ».

Cela permet de respecter le cadre juridique prévu par l’article 40 de la Constitution. D’apparence. Car bien évidemment, il s’agit ici d’une solution de facilité utilisée par les parlementaires et qui leur évite d’avoir à discuter des modalités concrètes de financement de leur mesure.

Ce faisant, cela renvoie au Gouvernement le soin de « lever le gage ». Dans ce cas, c’est le Gouvernement qui reprend à son compte la proposition ou l’amendement, le cas échéant au moyen d’un sous-amendement – il n’est alors plus nécessaire d’en justifier le financement. Mais encore faut-il que le Gouvernement soit d’accord pour reprendre cette proposition ou cet amendement…

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Quand l’irrecevabilité financière peut-elle être soulevée ?

L’irrecevabilité financière est appréciée dès le dépôt des propositions et amendements parlementaires. Mais l’irrecevabilité financière peut être opposée à tout moment de la procédure législative – y compris alors qu’ils ont été déclarés recevables au moment de leur dépôt. Ainsi, en cours de discussion, l’irrecevabilité peut être opposée par un parlementaire ou par le Gouvernement (art. 89 règlement de l’Assemblée nationale ; art. 45 règlement du Sénat).

Il convient de relever que largement envisagée, l’irrecevabilité financière peut conduire à limiter de manière très importante le pouvoir d’amendement et de proposition des parlementaires. Par principe, en matière de dépenses, sont prises en compte les dépenses directes et certaines, mais également les dépenses éventuelles et facultatives : la simple possibilité juridique de dépenser peut donc conduire à invoquer les dispositions de l’article 40 C. Mais quelques nuances peuvent entrer en ligne de compte. Ainsi, les propositions et amendements laissant supposer de simples « charges de gestion », id est une charge assumée par la mobilisation des moyens administratifs existants, sont considérés comme recevables. De même, lorsque l’effet de ces propositions ou amendements sur les charges publiques, apparaît trop indirect ou indiscernable.

Quel avenir pour de futures propositions d’abrogation de la réforme des retraites ?

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Avant le Rassemblement national, le groupe LIOT avait déjà connu pareille déconvenue. Au printemps 2023, il avait déposé une proposition de loi visant à abroger le recul de l’âge légal de départ en retraite ; il était proposé de compenser cette mesure par une hausse de la fiscalité sur le tabac. Un classique pourrait-on dire…

Examiné en commission, le texte avait été vidé de sa substance par la suppression de son premier article relatif à la mesure d’âge. La présidente de l’Assemblée nationale avait déclaré irrecevables les amendements du groupe LIOT visant à rétablir le texte initial lors de son passage en hémicycle. En particulier, il a été considéré que le gage tabac n’était pas suffisant pour compenser une mesure d’abrogation dont le coût était estimé entre 15 et 20 milliards d’euros.

Une proposition qui avait pourtant été jugée recevable au titre de l’article 40 par une délégation du bureau de l’Assemblée lors du dépôt de la proposition de loi et par le président de la commission des finances, Eric Coquerel. Il est ici significatif de relever que l’appréciation de cette recevabilité peut être renversée par la seule décision du président de l’Assemblée nationale.

Automne 2024, bis repetita. La proposition d’abrogation proposée par le Rassemblement national retenait, pour l’essentiel, le gage tabac pour en assurer le financement. Avec la configuration parlementaire actuelle, il aurait été curieux que cette proposition ne connaisse pas la même issue que celle du groupe LIOT. 

Apparaissent ici les limites de l’exercice du pouvoir d’amendement et de proposition des parlementaires. En l’occurrence, un coup d’épée dans l’eau…

C’est désormais au Nouveau Front Populaire de s’engager sur le terrain de l’abrogation de la réforme des retraites. Ce groupe parlementaire entend profiter de sa niche, le 28 novembre prochain pour proposer un texte d’abrogation de cette réforme. Il faut espérer que le dispositif de compensation de la mesure d’abrogation proposée, soit étayé et ne se limite pas à invoquer le gage tabac.  À défaut, même cause, même effet, leur proposition connaîtra la même issue que les précédentes.