Par Aurélien Baudu, professeur à l’Université de Lille et Xavier Cabannes, professeur à l’Université Paris Cité

En quoi l’agenda actuel est-il problématique dans la perspective de l’adoption de la loi de finances pour 2025 d’ici la fin de l’année civile ?

Deux éléments interrogent sur la possibilité d’avoir une loi de finances adoptée par le Parlement et promulguée par le Président de la République d’ici la Saint Sylvestre.

En premier lieu, l’agenda actuel pose un problème politique et financier. Bien évidemment, l’absence d’un Premier ministre de plein exercice, et d’un nouveau gouvernement, empêche la finalisation du projet de loi de finances pour 2025 avec d’éventuelles mesures nouvelles (tant au plan fiscal que budgétaire). En effet, si les directions du ministère des finances continuent actuellement leur travail sur un tel projet, sous l’égide d’un Premier ministre démissionnaire, il appartiendra aux futurs membres du prochain gouvernement, sous l’autorité du prochain Premier ministre, d’arrêter un tel projet et d’en définir les orientations budgétaires et donc politiques. L’article 38 de la LOLF est très clair sur ce point, et il vient préciser que ce projet est délibéré en conseil des ministres, présidé par le Chef de l’État, après réception de l’avis du Haut conseil des finances publiques et de celui de la section des finances du Conseil d’État. Le budget de l’État étant un acte politique fort par excellence, il est peu probable que les orientations données par le gouvernement démissionnaire actuel soient reprises. Et si tel était le cas, cela signifierait que le Chef de l’État teste, comme le maréchal de Mac-Mahon lors de la crise de 1877, la résilience des parlementaires face à une certaine continuité politique. On connait la chanson : il devra se soumettre ou se démettre. Cela pourrait autrement signifier que la machine administrative de Bercy reste seule aux commandes de la France, ce qui soulèverait des problèmes encore plus importants pour notre jeu démocratique.

Or, le projet de loi de finances doit être en principe déposé au Parlement au plus tard, cette année, le mardi 1er octobre. La date du premier mardi d’octobre varie chaque année, et cette année se trouve être la configuration calendaire la moins favorable au gouvernement puisque certaines années cela peut mener jusqu’au 7 octobre. Cela ne laissera, une fois le Premier ministre nommé, le nouveau gouvernement composé et les ministres installés, et leurs cabinets opérationnels, que peu de temps pour boucler un tel projet, et donc arrêter des choix budgétaires pour l’avenir. Ainsi, à titre d’exemple, le projet de loi de finances pour 2024 avait été présenté en Conseil des ministres – ce qui signifie que ce projet était alors totalement finalisé pour être déposé dans la foulée sur le bureau de l’Assemblée nationale – le 27 septembre 2023 et celui pour 2023, le 26 septembre 2022. A ce jour, cela laisserait environ trois semaines au gouvernement pour bâtir son projet ; le réalisme de la tenue d’un tel calendrier interroge tout de même sur un texte à telle portée. Sachant que la liste des incertitudes financières est longue puisque, depuis juillet, la France fait l’objet d’une procédure pour déficit public excessif et que Bruxelles attend des mesures financières significatives de la part des autorités françaises.

En second lieu, un autre problème d’agenda, plus technique et moins visible, se profile. Selon l’article 41 de la LOLF, « le projet de loi de finances de l’année ne peut être mis en discussion devant une assemblée avant le vote par celle-ci, en première lecture, sur le projet de loi relative aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année afférent à l’année qui précède celle de la discussion dudit projet de loi de finances ». Un projet de loi relatif aux résultats de la gestion et portant approbation des comptes de l’année 2023 avait été déposé à l’Assemblée nationale le 17 avril dernier, mais alors même que les travaux parlementaires étaient en cours et que ce projet de loi n’avait pas encore donné lieu à examen et vote en séance publique, il est devenu caduque du fait de la dissolution du 9 juin. Un nouveau projet a été enregistré à l’Assemblée nationale le 19 juillet (un tel dépôt par un gouvernement démissionnaire peut d’ailleurs interroger). Mais, le Parlement n’étant pas réuni, les travaux n’ont pas commencé, les rapporteurs n’ayant même pas été désignés. Quid s’il n’y a pas de «vote » par les députés de la loi sur les comptes de 2023 en première lecture ? Un blocage budgétaire pourrait-il subvenir ab initio… et la loi de finances pour 2025 ne pourrait-elle pas être examinée ? Les assemblées, et l’Assemblée nationale en tout premier lieu, vont, pour respecter la lettre de la LOLF, devoir travailler en même temps sur ce projet et sur celui de la loi de finances pour 2025, tout en ayant soin de voter d’abord, en première lecture, sur le premier de ces projets de lois. Le choc des agendas risque d’être violent pour mener de front les travaux sur ces deux lois et avoir voté à temps la loi de finances pour 2025. La perspective d’une session extraordinaire du Parlement, convoquée ce mois de septembre, dès la nomination du nouveau gouvernement, pourrait être une solution pour évacuer en quelques jours la première lecture, au moins devant l’Assemblée nationale, de la loi de règlement du budget et d’approbation des comptes pour 2023, prouvant par là-même que ce texte n’a plus qu’une utilité procédurale, que son examen et son vote peuvent être expédiés pro forma et qu’il serait grand temps de repenser sa nécessité même (v. notre tribune « Validation des comptes publics : changeons de méthode ! », Le Point, 5 juillet 2023).

Ces deux éléments d’agenda rendent dans les faits complexes la tenue des délais pour avoir d’une part, un projet déposé au 1er octobre et d’autre part, une loi de finances au 1er janvier prochain. L’exercice parlementaire sera donc intéressant à suivre…

La date d’un dépôt du projet de finances au plus tard le 1er octobre est-elle incontournable ?

Selon un article publié dans Le Monde, ce 2 septembre, le gouvernement démissionnaire actuel envisagerait de décaler le dépôt au Parlement du projet de loi de finances pour 2025 à la mi-octobre, et donc d’aller ainsi au-delà du 1er octobre. Une telle option est-elle possible ? La Constitution elle-même envisage une telle perspective, en disposant à l’article 47, alinéa 4, que « si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le Gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés ». La chose est claire : « Si la loi de finances (…) n’a pas été déposée en temps utile »… Deux observations peuvent être faites à ce propos.

En premier lieu, comme l’a rappelé régulièrement le Conseil constitutionnel (par exemple dans sa décision n° 97-395 DC du 30 décembre 1997), la mise à la disposition des parlementaires, au plus tard le premier mardi d’octobre, du projet de loi de finances et de ses annexes a pour objet d’assurer leur information en temps utile pour leur permettre de se prononcer sur le projet de loi de finances dans les délais prévus à l’article 47 de la Constitution. Si l’on s’en tient à la lettre du texte, le 1er mardi d’octobre paraît être une date butoir incontournable, le Conseil constitutionnel paraissant d’ailleurs accorder une importance au respect de cette date (« il est constant que l’ensemble des documents mentionnés au premier alinéa de cet article était à la disposition des parlementaires avant le premier mardi d’octobre »). D’ailleurs, nous avons pu noter qu’à la fin du mois d’août, le ministre des Comptes publics démissionnaire s’est ressenti contraint, de faire un pas vers les parlementaires, en recevant à Bercy les principaux acteurs du jeu budgétaire au Parlement, à savoir les rapporteurs généraux du budget et les présidents des commissions des finances des assemblées parlementaires pour les tenir informés. N’oublions pas que la LOLF permet à ces derniers d’obtenir sur pièce et sur place toute information qu’ils jugeraient nécessaire au contrôle des comptes publics. Au-delà de la problématique liée à la nécessaire information des parlementaires, la combinaison de cette date avec les délais envisagés par l’article 47 de la Constitution peut ouvrir d’autres perspectives.

Pour aller à l’essentiel, l’article 47, alinéa 3, donne au maximum 70 jours au Parlement pour se prononcer, favorablement ou non, sur le projet de loi de finances. Or, entre le 1er mardi d’octobre et le dernier jour de séance en décembre, il y a plus de 70 jours, si on tient compte des dimanches et des jours fériés. Aussi, depuis le début de la Ve République une convention coutumière constante entre le Parlement et le gouvernement fait que le délai de 70 jours ne court pas au jour du dépôt du projet par le gouvernement mais lorsque débute le travail au Parlement en séance publique sur ce projet, ce qui, dans les faits, mène souvent entre le 10 et le 13 octobre, permettant ainsi aux commissions parlementaires de commencer à travailler sur le projet avant que le délai ne commence à courir. Cette période « grise » étant plus ou moins longue en fonction de la date du premier mardi d’octobre. Reste à savoir si en déposant son projet vers le 10 octobre et donc au-delà du 1er octobre, mais en laissant ainsi au Parlement les 70 jours calendaires prévus par la Constitution, celui-ci disposerait du « temps utile » pour se prononcer sur le projet de loi de finances tout en laissant aussi au Conseil constitutionnel le temps nécessaire pour se prononcer en fin de course s’il est saisi, ce qui est fort probable ? Ce « temps utile » doit-il s’apprécier au regard d’un dépôt « au plus tard le premier mardi d’octobre » ou de la possibilité pour le Parlement de travailler au maximum 70 jours sur le projet de loi de finances ou de ces deux éléments ? Ce qui est certain c’est que la date du 31 décembre est quant à elle invariablement la même et qu’elle doit être impérativement respectée, afin de préserver le fait générateur des impôts fixé au 1er janvier de l’année. Seul le Conseil constitutionnel pourrait trancher a posteriori cet avant dernier point dès lors que le dernier est respecté… à l’image de ce qui s’était produit en 1979 (décision n° 79-111 DC du 30 décembre 1979). Le Conseil constitutionnel face à cette petite incartade de l’exécutif redonnerait-il du service à « la continuité de la vie nationale », passant ainsi l’éponge sur quelques jours de flottement ?

En second lieu, l’article 47, alinéa 4, de la Constitution paraît envisager plusieurs types de retard dans le dépôt du projet de loi de finances. Cette disposition vise spécifiquement le retard ne permettant pas de promulguer la loi de finances avant le début de l’exercice budgétaire concerné, c’est-à-dire un retard tel que le Parlement ne pourrait bénéficier, avant la fin de la dernière séance de décembre, des 70 jours que lui accorde au maximum la Constitution. Cette dernière n’envisage donc pas le cas où existerait un retard dans ce dépôt tout en laissant au Parlement les 70 jours. Une marge de manœuvre semble donc exister. Il paraîtrait paradoxal d’avoir construit des solutions alternatives pour palier un retard important dans le dépôt du projet de loi de finances et de prôner aveuglément l’inconstitutionnalité pour un dépôt de moindre importance permettant au Parlement de travailler pendant les 70 jours maximum prévus par la Constitution. Le droit doit aussi faire une place à une certaine logique…

En cas de retard important dans le dépôt du projet de loi de finances pour 2025, que peut envisager le gouvernement ?

En cas de retard important dans le dépôt du projet de loi de finances, ne permettant pas a priori de laisser au Parlement les 70 jours de travail prévus par la Constitution, à l’article 47, al. 4, comme nous l’avons déjà vu, il faudrait se reporter à l’article 45 de la LOLF, qui justement vient préciser la disposition constitutionnelle. Cet article 45 de la LOLF est très clair et dispose :

« Dans le cas prévu au quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution, le Gouvernement dispose des deux procédures prévues ci-dessous :

1° Il peut demander à l’Assemblée nationale, avant le 11 décembre de l’année qui précède le début de l’exercice, d’émettre un vote séparé sur l’ensemble de la première partie de la loi de finances de l’année. Ce projet de loi partiel est soumis au Sénat selon la procédure accélérée ;

2° Si la procédure prévue au 1° n’a pas été suivie ou n’a pas abouti, le Gouvernement dépose, avant le 19 décembre de l’année qui précède le début de l’exercice, devant l’Assemblée nationale, un projet de loi spéciale l’autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année. Ce projet est discuté selon la procédure accélérée ».

Il s’agit là de lois spéciales de finances permettant d’éviter une absence totale de loi de finances, par le vote d’une loi spéciale de finances ne contenant, dans le  premier cas, que la première partie de la loi de finances fixant les conditions générales de l’équilibre budgétaire, à l’image de la loi de finances pour 1963 promulguée le 22 décembre 1962, à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale le 10 octobre 1962, ou, dans le second cas, un seul article autorisant l’exécutifà continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année, ce qui n’est jamais arrivé en raison d’un dépôt tardif de projet de loi de finances. En présence d’une telle loi spéciale, une autre loi de finances devrait être adoptée, pour compléter, en début d’exercice, en janvier ou février 2025. Bien évidemment pour avoir une telle loi spéciale de finances, encore faut-il que le Parlement ne la repousse pas.

A ces deux lois spéciales de finances, s’ajoute celle prévue par ce même article 45 de la LOLF en cas de déclaration par le Conseil constitutionnel de non-conformité à la Constitution de la loi de finances adoptée par le Parlement, à l’image de ce qui s’était produit en 1979 pour la loi de finances pour 1980 (décision n° 79-110 DC du 24 décembre 1979) : « Si la loi de finances de l’année ne peut être promulguée ni mise en application en vertu du premier alinéa de l’article 62 de la Constitution, le Gouvernement dépose immédiatement devant l’Assemblée nationale un projet de loi spéciale l’autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu’au vote de la loi de finances de l’année. Ce projet est discuté selon la procédure accélérée ». Ce qui pourrait arriver si le projet de loi de finances était déposé au-delà du 1er octobre et que le Conseil constitutionnel y trouvait à redire… La situation actuelle pose plus de questions que nous n’apportons de réponses assurées. N’oublions pas que le droit des finances publiques se construit également par la pratique. Comme avec les précédents de 1962 et de 1979, celui de 2024 risque d’être riche en enseignements, et en innovations pour éviter le chaos budgétaire et fiscal. Et comme nous l’écrivions dernièrement dans un autre article, ce chemin de croix budgétaire et financier est une pénitence sans prospérité…