Les géants de la fast-fashion et la dérive du commerce en ligne
Shein et Temu, les mastodontes les plus connus de la vente en ligne, font de plus en plus parler d’eux car ils inondent littéralement l’Union européenne et le monde entier de vêtements à très faible prix. Un marketing très agressif à l’origine de cette croissance exponentielle du commerce électronique soulève de nombreux défis, auxquels l’Union européenne et les Etats membres tentent de répondre.

Par Yves Petit, Professeur à l’Université de Lorraine, Directeur du Centre européen universitaire de Nancy
La croissance exponentielle du commerce en ligne
Quelques chiffres permettent de mesurer l’ampleur à peine croyable de ce phénomène fondé sur une production de masse jetable, sur un type de mode express. Les documents de synthèse relatifs à la proposition de loi du Sénat français, discutée le 2 juin 2025 et visant à réduire l’impact environnemental de l’industrie textile, précisent que 100 milliards de vêtements neufs sont vendus chaque année dans le monde, 3,3 milliards étant mis sur le marché en France, soit plus de 48 vêtements par habitant. D’après Kantar, Shein compte 23 millions de clients en France, deux tiers étant âgés entre 18 et 35 ans. Toujours en France, 600 000 tonnes de textiles sont jetées tous les ans, soit 35 vêtements à chaque seconde.
Le projet de rapport du Parlement européen du 5 mars 2025 de Salvatore De Meo « sur la sécurité des produits et la conformité réglementaire dans le commerce électronique et les importations en provenance de pays tiers » (2025/2037(INI)) précise qu’en 2024, 4,6 milliards d’articles du commerce électronique d’une valeur inférieure au seuil de franchise européen de 150 EUR ont été importés dans l’UE, soit 12 millions de petits colis par jour. C’est deux fois plus qu’en 2023 (2,4 milliards) et trois fois plus qu’en 2022 (1,4 milliards).
Shein, site de vente en ligne d’habillement à faible prix expédie chaque jour dans 150 pays 5 000 tonnes de marchandises produites en majorité en Chine. Il livre 90 millions de clients aux Etats-Unis. Shein référence en moyenne plus de 7 200 modèles de vêtements par jour, le consommateur ayant à sa disposition plus de 470 000 produits différents, soit 900 fois plus qu’une enseigne française du commerce classique. La pandémie de Covid-19 n’est pas étrangère à cet emballement des ventes en ligne. De 8,8 milliards d’euros en 2020, le chiffre d’affaires de Shein devrait atteindre 34 milliards en 2024 d’après le Financial Times, sans que l’entreprise ne vende un seul article en Chine, pays constituant un marché de 1,4 milliard d’habitants ! Shein est devenu le numéro 2 mondial de l’habillement, talonnant Inditex, propriétaire de Zara.
Quels sont les défis pour l’Union européenne et ses États membres ?
Cette évolution rapide du secteur de l’habillement vers une « mode éphémère » reposant sur d’énormes volumes et une politique de prix très bas est à l’origine de nombreux défis. Elle s’explique du fait d’un lobbying très performant – voire agressif – dont le but est d’échapper aux contraintes destinées à ralentir sa progression fulgurante. L’ancien commissaire européen allemand, Günther Oettinger, ou l’ancien Ministre français, Christophe Castaner, ont par exemple été recrutés pour défendre les intérêts et la réputation de Shein. En effet, de nombreux reproches sont formulés à son encontre, comme des infractions aux normes et règles européennes, une concurrence déloyale, une empreinte environnementale et climatique désastreuse ou la non-conformité de certains produits, ce qui n’est pas sans risque pour la sécurité des consommateurs. Quoi qu’il en soit, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) a été saisie fin mai 2025, afin qu’elle se prononce sur ses pratiques de lobbying.
Shein émet 20 000 tonnes de CO2 par jour et est soupçonné de recourir à la main-d’œuvre ouïgoure. La proposition de loi examinée au Sénat en séance publique le 2 juin 2025 entend de ce fait imposer « une information synthétique sur l’impact environnemental des produits de la mode éphémère dans les modalités de publicité », ou carrément interdire la publicité pour les entreprises de l’ultra fast-fashion. Un grand nombre de colis expédiés de pays tiers contournent les contrôles de conformité nécessaires, ce qui compromet l’intégrité du marché unique européen. A titre d’illustration, l’application des règlements européens relatif à la surveillance du marché et la conformité des produits (Règl. UE n° 2019/1020), et relatif à la sécurité générale des produits (Règl. UE n° 2023/988) s’avère difficile. Le respect par les entreprises et fabricants installés dans l’UE de règlementations strictes en termes de sécurité et d’environnement est à l’origine de conditions de concurrence inégales et, partant, de pertes de marchés.
Comment limiter les excès du commerce électronique ?
Il devient donc urgent d’agir et d’apporter des réponses. C’est pourquoi la Commission européenne a adopté le 5 février 2025 une communication sur le commerce électronique présentant une « boîte à outils complète pour un commerce électronique sûr et durable » (COM (2025) 37 final).
A court terme, il est nécessaire d’accroître les ressources dont disposent les autorités douanières et les autorités de surveillance du marché, et de renforcer leur collaboration au niveau national. La Commission européenne peut exiger une application plus stricte du Digital Services Act (DSA, règlement UE n° 2022/2065), qui permet de mieux tracer les professionnels n’appliquant pas les règles de l’UE, et de les dissuader de vendre des produits dangereux ou contrefaits.
La Commission a proposé le 17 mai 2023 (Communiqué de presse IP/23/2643) un paquet législatif pour une réforme douanière, contenant notamment une révision du Code des douanes, l’instauration d’une Autorité douanière de l’UE, la mise en place d’un passeport numérique de produit (PNP), ainsi que la suppression du seuil de franchise de 150 EUR pour le paiement des droits de douane et de la TVA sur les produits importés.
L’Union entend mieux gérer les importations liées au commerce électronique. La suppression de la franchise douanière pour les marchandises d’un montant inférieur à 150 EUR (la majorité des colis) entend renforcer la protection des consommateurs et la compétitivité de l’Union. Serait ainsi instaurée une « taxe de traitement » prenant la forme d’un coût supplémentaire de 2 EUR par colis pour les plateformes de vente en ligne opérant dans l’Union. Est-ce réellement une « taxe » ou bien s’agit-il simplement d’une compensation des coûts de traitement des millions de colis expédiés en Europe et encombrant les douanes des Etats membres ?
Finalement, quel que soit le secteur, textile ou automobile, la Chine se révèle être devenue en quelque sorte le centre du monde, son industrie écrasant celle du reste de la planète. Au moment où le libre-échange est discrédité, à l’image des droits de douane chers au Président Donald Trump, faut-il s’engager à nouveau dans le protectionnisme ou, au contraire, réfléchir d’urgence à une nouvelle organisation du commerce mondial ou, plus largement, à une nouvelle gouvernance mondiale ?